Le 2 décembre 2017, l’entreprise Lactalis, leader mondial dans le secteur des produits laitiers procède à un premier rappel massif de ses produits contaminés (lait infantile premier âge) suite à une alerte lancée par le ministère de la santé. Le 10 décembre 2017, un second communiqué de presse du ministère de la santé et de la DGCCRF témoigne de l’incapacité de l’entreprise à gérer la crise sanitaire et étend alors la mesure de retrait-rappel en interdisant la commercialisation, et l’exportation des produits de nutrition infantile ayant transité par la tour de séchage contaminée de l’usine de Craon. Septembre 2018, Lactalis est de nouveau autorisé à effectuer la commercialisation du lait en poudre infantile, fabriqué dans cette même usine de Craon.Lactalis a tant bien que mal essayé de garder la tête hors de l’eau et a finalement réussi à affronter la tempête. Néanmoins, le géant des produits laitiers s’est exposé, de par sa mauvaise gestion de la crise, à de gros risques, et s’est mis à dos le marché chinois. Étude d’un rapport de force.
Le risque du boycott
La communication de Lactalis aurait pu être le catalyseur du mécontentement des consommateurs. En effet, Lactalis cultive le secret : entreprise non cotée en bourse, préférant payer des amendes au lieu de publier ses comptes, ne présentant pour seule information concernant son PDG Emmanuel Besnier, qu’une unique photo datant de 2007. Dans cette affaire, le groupe a commis trois erreurs. Premièrement, il aura fallu attendre début janvier 2018 pour que le porte-parole du groupe Michel Nalet exprime publiquement des excuses aux familles des victimes. C’est de là que provient la première maladresse de Lactalis : en situation de crise, le PDG est le plus légitime pour prendre la parole dans le but rassurer les consommateurs et leur montrer que l’entreprise assume ses responsabilités. D’autre part, la sociologue Carole Gayet-Viaud relève trois critères essentiels dans la formulation et l’acceptation d’excuses : le critère du temps c’est à dire l’instant où les excuses sont prononcées, le critère de bonne foi et le critère d’ajustement de la proportionnalité par rapport à la faute commise. Emmanuel Besnier ne s’excusera publiquement qu’un mois et demi après le début officiel de la crise – le 14 janvier 2018, ce qui lui enlève une part d’authenticité. Les excuses du PDG feront par ailleurs l’objet d’une lettre officielle publiée sur le site internet de Lactalis le 2 février 2018, au lendemain de la publication d’un rapport de l’Institut Pasteur indiquant que la souche de la bactérie était également à l’origine de l’épidémie de salmonellose de 2005. Pure coïncidence ou volonté de se justifier ? Ainsi, il aurait été avisé d’avoir un interlocuteur (le PDG en l’occurrence) dès le début de la crise ne serait-ce que pour humaniser l’image du groupe et montrer de la sympathie envers les consommateurs plutôt que d’attendre que le scandale ne s’envenime pour se présenter devant les consommateurs.
Dans la même optique, une deuxième action maladroite du groupe a eu pour résultat de fragiliser l’image de celui-ci : la création d’un compte Twitter en janvier 2018. Ce compte, spécialement créé deux heures avant la diffusion d’un cash investigation sur Lactalis avait pour vocation de répondre aux critiques avancées par la présentatrice Elise Lucet. L’investigation a fait ressortir les travers de l’entreprise, déjà enlisée dans la crise de la salmonelle, en rappelant le rapport de force qui avait opposé les producteurs de lait au groupe Lactalis en 2016 lors de la crise du lait. Le compte Twitter a également été l’occasion pour le groupe de véhiculer un mea culpa concernant le lait contaminé : « Nous ne nous excuserons jamais assez. Nombreux sont ceux parmi nous, mères et pères de famille, à être profondément affectés par cette situation. Beaucoup parmi les salariés du groupe ont des proches concernés par cette situation »
Si le compte Twitter prouve la volonté du groupe de lutter contre ces accusations, la création d’un tel compte avant l’éclatement de la crise aurait pu permettre d’éviter que la situation ne se transforme en scandale. La présence sur les réseaux sociaux aurait surtout facilité et amélioré la réactivité du groupe face à la crise. En effet, les réseaux sociaux auraient pu servir de canal de diffusion pour demander le rappel des produits potentiellement contaminés et pour alerter les consommateurs. Twitter aurait également pu servi de canal de communication privilégié avec les consommateurs. Enfin, un dernier tort peut être attribué à Lactalis relatif au temps de latence entre la découverte de la bactérie et le rappel des produits. Le premier cas de salmonellose a été détecté en avril 2017, et une vingtaine de nourrissons ont été contaminés en septembre 2018, cependant Lactalis a attendu la prolifération d’autres cas et la demande du ministère de la santé pour procéder à un rappel de ses produits, soit 9 mois après la première contamination. Cela a ainsi permis à l’entreprise de générer du chiffre d’affaire sur des produits potentiellement infectés. On peut donc potentiellement y voir une atteinte à la protection des consommateurs.
La réponse de la société civile et du gouvernement face au scandale
Si actuellement plus de 300 plaintes ont été déposées contre Lactalis, l’absence d’action complémentaire des consommateurs pour dénoncer le scandale a considérablement aidé le groupe à sortir de la crise sans subir de répercussions sur le long terme. En effet, les faiblesses et la fragilité de l’entreprise liées à sa mauvaise gestion de la crise aurait pu ouvrir une brèche permettant au consommateur de dénoncer l’entreprise. Cependant, la méconnaissance de l’univers Lactalis par la société civile a permis au groupe d’être protégé face à toute tentative de boycott. La multiplicité des marques, dissociées du nom du groupe fait qu’il n’existe aucun lien direct pour le consommateur entre les marques qu’il achète – telles que Loup-Perac, Président, Kiri ou encore Babibel – et le groupe Lactalis. La crise du lait contaminé aura donc eu peu de conséquences sur les ventes du groupe. D’autre part, la quasi-inexistence d’une culture de boycott en France a également réduit les impacts de la crise sur Lactalis. Le « #Lactalisbashing » lancé sur Twitter à la suite au reportage cash investigation n’aura guère duré et n’aura eu que très peu de retombées. Un autre fait a joué en faveur de l’entreprise : elle n’était pas la seule en tort dans ce scandale. Les laboratoires, la grande distribution et le gouvernement sont également mis en porte à faux selon l’ONG Foodwatch. Comment expliquer que les laboratoires n’aient pas fait remonter l’information de la présence de la bactérie « salmonella » jusqu’aux instances gouvernementales ? Comment est-ce possible que des distributeurs aient pu continuer à vendre des produits potentiellement contaminés après la procédure de rappel nationale ? Certains faits restent troublants dans l’affaire Lactalis liés à la négligence de l’ensemble des acteurs impliqués. Toutefois, l’affaire Lactalis aura eu une incidence sur la confiance du gouvernement envers le groupe. Ainsi, le scandale a conduit à l’ouverture d’une enquête parlementaire, sous la direction de M. Christian Hutin dans le cadre du Conseil National de la Consommation.
Cette commission d’enquête fut chargée de tirer les enseignements de l’affaire Lactalis et d’étudier à cet effet les dysfonctionnements des systèmes de contrôle et d’information, de la production à la distribution, et l’effectivité des décisions publiques. Les conclusions de cette investigation ont été rendues publiques en juillet 2018 et mettent l’accent sur la volonté de renforcer le contrôle des contrôlés et des contrôleurs et la procédure de retrait/rappel des produits. Enfin, le parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire pour « blessures involontaires », « mise en danger de la vie d’autrui » et « tromperie aggravée par le danger pour la santé humaine ». Neuf mois après cette enquête préliminaire, en octobre 2018, le Parquet de Paris a ouvert une information judiciaire contre X pour « tromperie sur les qualités substantielles des marchandises », « blessures involontaires ayant entraîné une incapacité de travail inférieure ou égale à trois mois » et « inexécution par un exploitant du secteur alimentaire de procédures de retrait ou de rappel d’un produit préjudiciable à la santé ».
Les retombées internationales et les risques de rebond de la crise informationnelle
L’affaire Lactalis masque un enjeu bien plus grand : éviter que le scandale n’entache la réputation de l’ensemble de la filière laitière française à l’étranger et l’accessibilité au marché chinois. La Chine est un marché en devenir pour la filière du lait écrémé en poudre. Entaché par le scandale du lait frelaté en 2008, les consommateurs chinois ont préféré se tourner vers des entreprises étrangères pour le lait en poudre. Selon le rapport rédigé par l’OCDE et le FAO, Perspectives agricoles de l’OCDE et de la FAO 2018-2027, « La Chine, dont les importations progressent au rythme de 4.9 % par an, reste le premier importateur mondial de lait écrémé́ en poudre. Elle verra sa part des importations mondiales augmenter pour passer de 9 % durant la période de référence à 13 % en 2027. » Ne serait-ce qu’en 2017, la Chine a augmenté ses importations de lait en poudre de 6% par rapport à 2016. Dès le 5 décembre 2017, la Chine, toujours traumatisée par le scandale de 2008, a interdit à l’entreprise Lactalis le marché chinois via la CNCA (National Certification and Accreditation Administration). L’AQSIQ (Administration générale du contrôle de la qualité, de l’inspection et de la quarantaine) a alors suspendu l’importation de produits laitiers Lactalis.
La Chine a ensuite demandé à la France de renforcer le contrôle des risques dans ce domaine. Les entreprises françaises doivent aujourd’hui faire des analyses supplémentaires par rapport à d’autres pays du monde à cause de la crise de la salmonelle. L’entreprise Lactalis est toujours interdite en Chine, cependant l’annonce du rachat de l’activité « nutrition infantile » du groupe sud-africain Aspen prévu pour le premier trimestre 2019 lui donne indirectement accès au marché chinois du lait infantile. Lactalis prouve par cette action son leadership et sa capacité de résilience. Mais le groupe n’en a pas fini avec les crises informationnelles. Le 24 octobre 2018, les médias relancent l’affaire par le Canard Enchaîné dont l’information est relayée par l’Association des familles victimes du lait contaminé aux salmonelles (AFVLCS). Selon ces sources, le groupe aurait écoulé 8 000 tonnes de lait « potentiellement contaminé » à la salmonelle, produit dans son usine de Craon, en Mayenne.
Bénédicte David
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