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L'article que je ne voulais pas écrire #metoo

Par Kaeru @Kaeru
L'article que je ne voulais pas écrire #metoo
Lundi 15 octobre, alors que je rentrais chez moi, peu après 19h, j'ai été agressée. Je vais bien. Une grosse frayeur. Juste une grosse frayeur. Un an après l'affaire Weinstein et le mouvement #metoo, je prends mon courage à deux mains. Je sors du silence ici. J'arrête de considérer que ces actes ne sont pas graves, pas importants, ne méritent pas d'être mentionnés.

Rien de grave


L'an passé, j'ai découvert avec une horreur grandissante le nombre de mes amies et connaissances qui avait subies des agressions sexuelles et des viols. Moi je n'ai pas été violée. Jamais. Ni tapée.Insultée, attrapée, pelotée, touchée, menacée de viol, menacée de mort, coursée, oui. Alors, sur l'échelle de l'atroce, je me situe dans le supportable. Dans l'acceptable. Parce que j'ai une image de moi pas très reluisante, que j'ai un problème de limites sur ce que je peux encaisser, je n'ai jamais considéré que ce que j'avais subi était vraiment grave.Anormal. Injuste. Oui.
Dangereux, oui.
Mais rien de dramatique. Rien de grave.
Je ne suis plus la gamine de dix-huit ans qui débarquait, naïve, de sa ville bourgeoise où il y avait trois barres de HLM jugée « craignos » et où le principal soucis venait de la jeunesse d'extrême droite et des mômes friqués qui se poudraient le nez. La misère affective ne dépend pas du compte en banque, même si l'accès à la culture et à l'éducation reste le meilleur moyen pour s'en sortir, à mon avis.Je sais que nous vivons dans une société patriarcale, où les droits entre hommes et femmes ne sont pas encore égaux, malgré la révolution sexuelle, malgré les mouvements féministes. Il y a encore du boulot. On évalue bien l'état de sagesse et d'humanisme d'une société à la façon dont elle traite ses minorités : le discours sur les migrants, la situation des LGBT, la persistance de la clause de « conscience » chez les toubibs à propos de l'IVG sont autant d'indices sur ses dysfonctionnements. Il y a du boulot.
Je tergiverse.Je n'ai pas envie de rentrer dans le vif du sujet.

C'est long, 400 mètres


Lundi. Une journée avec un moral en demi-teinte. Je me secoue. Un passage à Leroy Merlin. Une visite à Pompidou où je dessine dans l'atelier de Brancusi. Puis plusieurs expos. Je rentre fatiguée, je traîne les pieds. La nuit s'installe quand je retrouve l'air libre, à la station Alexandre Dumas, sur le boulevard Charonne. Je ne sors pas là, d'habitude, je continue jusqu'à Avron. Mais, dans un accès de courage, je décide de passer faire quelques courses au super marché. Je ne regarde pas les hommes qui zonent devant la bouche de métro. Je traverse, la tête occupée par un milliard de trucs. Certains triviaux - comme la liste de courses - d'autres plus artistiques - ce que je viens de voir - et puis, le prochain texte que je veux écrire. Je finis par percuter à rebours que le « mademoiselle » insistant m'est adressé. Je l'ignore.Le type persiste, accélère, remonte à mon niveau. Je marche vite. Pas un regard, pas de pause, je trace. Je sais que le magasin est proche. Je passe devant et hop, je fais un crochet inopiné. Manœuvre d'esquive. Il ne me suit pas.Quand je ressors, une vingtaine de minutes plus tard, mon sac à dos est encore alourdi. Je trimballais déjà matos à dessins, appareil photo et bouquins. Dans mes bras, un paquet d'essuie-tout, le comble de la sexitude. Sur le trottoir, je constate que cette fois, la nuit ne rigole pas. L'éclairage du boulevard tente timidement de repousser les ombres. Les arbres pas encore déplumés s'allient à la nuit. Plus de ténèbres.Je vérifie quand même. Je ne vois pas le type. Il y a des mecs qui zonent sur le terre-plein central. Habituel. La faune du coin, interlope, ne me rassure pas. Je traverse, et là « mademoiselle ». Le retour. Puis « je veux te causer ». En boucle. Ça me saoule. Je ne me retourne pas. Je ne réponds pas. Le type vient à mon niveau. Je traverse. Il ne lâche pas. J’accélère. Il est toujours là. Je re-traverse. Je suis fatiguée. Il y a presque personne. Je passe une enseigne de Kebab. Que des hommes. J’accélère au point où je sais que c'est ridicule. Dans mes bras, je serre les essuie-tout comme un doudou. Un bouclier. Dans ma tête, la longueur sombre et solitaire du boulevard se déroule. Je commence vraiment à flipper. C'est jusqu'à la maison. Je pile. Le type pile aussi. Je craque. Je lui parle.Non. Non je ne veux pas te causer. NON. Je suis pas disponible. Laisse moi.Clair. Pas d’ambiguïté.
Sauf qu'il ne me lâche pas, que je continue mon manège à traverser entre les rares bagnoles au mépris de la sécurité, que je m’essouffle et que le type est toujours là. Qu'il me colle franchement. Je ne sais pas quand je suis passée en mode panique. Peut-être dès que j'ai réalisé qu'il m'avait attendu. Je sors mon mobile du fond de mon sac (sans perde mes essuies-tout) et tente de joindre La Moustache. C'est idiot ; il ne pourra rien faire. J'ai juste besoin d'être rassurée. Ca va aller. Il doit être 19h30. Pourquoi tu as autant la trouille. C'est idiot ! J'entends le type qui me demande qui j'appelle. Il parle, parle. Je traverse, encore. Simule un conversation avec le répondeur. Je me sens très ridicule. Très conne. Très peureuse. Le mec me rattrape et exige que je lui parle, exige que je vienne. A ses pieds. Comme un clebs.
Je commence à comprendre que j'ai un très gros soucis.Il n'y a personne. Juste moi et un taré qui n'entends pas NON, qui me dont la voie et l'attitude se chargent de menaces.J'hésite. Y'a un coin de mon crâne qui hurle. Appelle les flics. Tu es en danger. Y'a un autre coin, le petit censeur interne, qui tempère. Ne te fais pas de film. Tu flippes pour rien. Accélère. Sauf que je suis à bout.
Je me suis engagée dans la rue Alexandre Dumas. Totalement déserte. Elle monte un peu. Je passe devant l'église Saint Jean Bosco, je vois de la lumière au rez-de-chaussée. Le type est à coté de moi. Je n'entends plus vraiment ce qu'il me dit. La solution est là. Je rentre dans le bâtiment. La porte se referme. Grincement. Chants religieux. Il y a une sorte d'anti-chambre et derrière, une chapelle où est célébrée une messe. Une bonne vingtaine de personnes chantent. Je m'adosse au mur, pose sac à dos et essuies-tout. Sueur et cœur tambour. Le mec n'est pas rentré. Sécurité. Sécurité dans un lieu où je me sens intruse. Mon athéisme en bandoulière. Tu n'as rien à faire ici. Tu devrais sortir.
Et là, tremblante, je panique pour de bon. Je réalise que je ne PEUX pas sortir. Jambes coupées. J'entends un bruit de clef et de porte. S'il revenait ? J'attrape mon sac. Je tombe nez à nez avec un homme d'une quarantaine d'année, « en civil » qui semble chez lui. Je fonds en larme (heureusement, j'ai deux rouleau d'essuies-tout).Je m'excuse. Lui demande s'il peut ressortir avec moi. Je me sens comme une gosse. Je suis furieuse. Reconnaissante. Coupable d'être là. Toujours terrifiée. Mon amour-propre se mange une grand claque.
Finalement, le prête, très gentil, me raccompagne jusqu'à l'entrée de mon impasse. Lui aussi vient d'emménager. On discute. Il me rassure.
Le type avait disparu. Il me restait à rassurer La Moustache.Le lendemain matin, je pars pour Lyon. Il est 5h30. Les rues désertes, autant de terrains hostiles. De fantômes.Je n'ai rien eu. Pas tapée. Pas violée. Juste suivie. Sur 400 mètres.
Il y a deux semaines, toujours sur le boulevard Charonne, un type m'a suivi dans sa voiture. Arrivée rue des Vignolles, les trottoirs animés devant les cafés l'ont dissuadé de poursuivre son monologue. Sur le coup, ça m'avait juste soulé.Mais, les deux évènements s'additionnent. Peur exponentielle.

Alors, pourquoi l'ouvrir ? Pourquoi prendre la parole ?


L'an passé, je n'ai pas partagé mes expériences de harcèlements et d'agressions que j'avais subi. Comme je le disais en préambule, une partie de moi n'arrive pas à les considérer comme grave. Objectivement, certaines l'étaient. Subjectivement, elles sont loin. Et puis, parler d'un truc pénible rentre pour moi dans un processus thérapeutique. Sur le sujet, ce n’est pas pas moi qui est un soucis. Donc je tend à fonctionner avec l'oubli. Dans la vague des émissions radio et articles qui s’interrogent sur les impacts du mouvement #metoo, ce que j'ai vécu dépasse l'expérience personnelle.
Je vis à Paris depuis mes 18 ans. J'ai habité au Halles, à Barbes. Je suis assez imperméables aux commentaires désobligeants. Pourtant, voici quelques réflexions qui m'ont conduits à écrire cet articles :- la réflexion que je me fais, quand on m’emmerde est d'analyser comme je suis vêtue. Là, j'ai listé mentalement : pas de talon, pas de jupe, pas de mini-short, un gros sac à dos, un sweater. Rien de sexy.Comme si l'habillement était une justification pour se faire emmerder. Comme si, quand on est fringué comme un mec, on est à l'abri. Se surprendre avec ses réflexions, quand on est féministe, est affligeants. Cela montre à quelle point j'ai intérioriser une certaine misogynie fataliste. Ça me fout en rage.
- je connais les moyens de me défendre, je sais utiliser l'ironie, la dérision, dérouter, dégoûter. Mais là, j'étais vulnérable. Tout a vrillé très vite dans ma tête. Si vous ne savez pas ce qu'est le procédé de sidération, je vous invite à lire sur la question. Parfois, dans une situation d’extrême tension et de panique, le cerveau se met en pause.Même si je n'en étais pas à ce stade, rétrospectivement, je pense que mes réactions n'étaient plus rationnelles : http://www.madmoizelle.com/sideration-dissociation-viol-survie-888909
- je pars du principe que de se faire emmerder, ce n'est pas grave. Encore une fois, pas tapée, pas violée. Hors, une petite lecture du site harcèlement de rue m'a remise les pendules à l'heure : quand l'individu vous suit et / ou devient menaçant, téléphoner au 17 ou au 112.http://www.stopharcelementderue.org/aide-et-conseils/je-suis-victime-que-faire/
- j'ai peur de déranger, peur de demander de l'aide. Non que je veuille m'en sortir seule. Ce n'est pas une question d'égo : je ne VEUX pas déranger. C'est con. Mais je ne dois pas être la seule à avoir incorporer que les exigences masculines sont pénibles mais pas GRAVES.Le plus dingue : je suis entourée d'hommes féministes, respectueux, qui s’interrogent et refusent cet état de fait.
- j'ai appris à écouter mon intuition même quand elle va à l'encontre des codes sociaux. Quand un individu me donne l'impression que je suis une proie, alors, je fuis. Les conventions, les politesses, la crainte de froisser, ça ne sauve pas les miches. Tant pis pour la honte. Ça se gère après.Mon conseil : si vous vous sentez en danger, protéger-vous. On s'en fout d'être ridicules, incorrectes. Mieux vaut se tromper, s'excuser, qu'être agressée.
Évidement, il risque de s'écouler beaucoup de temps avant que je marche cette section du boulevard de Charonne seule, de nuit. Mes amis LGBT flippent de se faire casser la gueule. L'espace public n'est pas pour tout le monde. Même au XXIe, en plein Paris. Une triste constatation.
Merci à tous ceux qui m'ont déjà témoigné leur amitié et leur soutien.Cet article ne changera en rien les agresseurs.
S'il permet ne serai-ce qu'à une seule victime potentielle de fuir ou demander de l'aide, ou à un seul témoin d'agir ou d’appeler à l'aide, il ne sera pas vain.
Un podcast que je vous conseille : 
https://www.franceculture.fr/emissions/cultures-monde/culturesmonde-du-lundi-08-octobre-2018
Copyright : Marianne Ciaudo

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