De lui on ne sait à peu près rien, sinon ce qu'il faut pour faire un mythe.
Alors le narrateur le construit ce mythe à partir de ce rien:
On sait qu'il venait des États-Unis, qu'il était incorporé dans l'U.S. Air Force à la base aérienne d'Évreux en Normandie à la fin des années cinquante, et qu'il y rencontra une française prénommée Colette.
Le reste est de l'ordre de la spéculation.
Il spécule donc et cela le conduit à écrire tout un roman. Il a ses raisons pour ce faire et le lecteur ne les apprendra que vers la fin. Il comprendra alors pourquoi cette reconstitution lui tient tellement à coeur.
En attendant l'auteur imagine que cet Américain de vingt-deux ans, John Schumacher, décide d'aller en Europe par dépit. Le soir où il a fêté son diplôme d'ingénieur, Celia, une fille qu'il aime bien, a fait sur lui un commentaire désobligeant qui l'a sérieusement atteint. Il venait de faire une tirade sur son avenir: il allait faire quelque chose...
Pour aller en Europe, il s'engage dans l'U.S. Air Force et est affecté dans une de ses douze bases du continent, celle d'Évreux-Fauville. C'est dans un bar de la base, le Hercules Club, qu'il fait la connaissance de Colette, qui y est serveuse. Mis au défi par de jeunes recrues d'apprendre d'où elle vient et quel est son nom, il échoue.
Cette nouvelle humiliation de la part de la gent féminine le fait-elle s'enivrer et perdre l'équilibre? Toujours est-il qu'un jour il tombe, entraînant dans sa chute les quelques verres qui se trouvent sur le comptoir. La serveuse accourt et soigne les blessures qu'il se fait aux mains. Il apprend qu'elle s'appelle Colette Schott et qu'elle est d'Évreux.
Commence une idylle entre les deux jeunes gens, qui n'est pas vraiment du goût de Pierrette, la mère de Colette, mais qu'importe à celle-ci: elle sera bientôt majeure et quand John sera rappelé aux États-Unis, elle quittera tout pour le suivre. La vie, là-bas, sera tout autre... Le jour de son anniversaire elle cède à son soldat charmant.
Seulement le soldat Schumacher reçoit en septembre 59 une lettre ne comportant qu'une seule page, où figuraient des instructions dans la langue gelée des ordres, dont on ne retiendra que les mots: "departure, next week". John l'annonce à Colette et relativise: "on n'y peut rien, c'est comme ça, ce sont les ordres, trois mois seulement"...
C'est la faille dans laquelle leur bonheur s'engouffre et où Schumacher va disparaître, ne se doutant pas que, plus tard, plus loin qu'Évreux ou Paris, après la France, dans la minuscule Suisse, quelqu'un [décidera] de le faire réapparaître, en spéculant, la plume à la main, sur ce qu'il ne sait pas, mais à partir des conséquences...
Francis Richard
Schumacher, Romain Buffat, 112 pages, éditions d'autre part