« Hey, écoute ça : Y’a un type qui a copié MC Solaar !!! »Moi[1]
Dans les années 1890 Samuel Butler[2]a une intuition géniale. Il affirme que l’on doit L’Odyssée[3]à une femme. En témoigne, affirme-t-il, la manière dont les personnages féminins sont valorisés. Cependant, il commet, dans sa démonstration, une série d’erreurs. Il se trompe, notamment, lorsqu’il déclare que l’auteure, en vue de mieux mettre Pénélope en valeur, dresse d’elle un portrait en parangon de la vertu et tente de faire oublier les versions selon lesquelles elle aurait été infidèle. Samuel Butler manque de voir que si Pénélope est remarquable dans L’Odyssée, c’est, au contraire, par son refus de tenir le rôle de l’épouse modèle qu’Ithaque attend d’elle. Cette erreur est due au fait que, malgré son intuition, il reste prisonnier qu’une approche conservatrice et phallocrate qui a longtemps dominé la lecture de L’Odyssée. Mais, les choses sont en train de changer. En effet, on ne compte plus les auteurs qui rappellent que Pénélope ne s’est pas contentée d’attendre sagement le retour d’Ulysse[4]. Surtout, nous disposons maintenant de Celles qui attendent[5]. Ce roman de Fatou Diome nous invite, à travers le personnage de Daba, à ne pas oublier que celles que les maris laissent pour traverser les océans ont aussi une vie. De plus, les similitudes entre Daba et Pénélope sont frappantes. Cela n’a rien de surprenant. Samuel Butler a bien raison : on doit L’Odyssée à une femme. Cependant, ce n’est pas, comme il le pense, parce qu’Homère n’en est pas l’auteur mais parce qu’il a plagié Fatou Diome. Je me propose de le démontrer en répondant aux trois questions suivantes. Comment voit-on que L’Odyssée est un plagiat de Celles qui attendent ? Comment Homère s’y est-il pris pour avoir accès au texte de Fatou Diome ? Comment Homère a-t-il usé des éléments empruntés à ce roman ?
I. Les preuves
La première question renvoie à la nécessité de l’administration des preuves. Il ne suffit pas de dire qu’Homère a plagié Fatou Diome. Il faut encore le prouver. La tâche peut paraître impossible tant l’accusation elle-même semble incongrue. D’aucuns douteront : « Vous vouliez dire que Fatou Diome a plagié Homère, n’est-ce pas ? ». Leur scepticisme vient du fait qu’ils n’envisagent que le plagiat classique, celui qui consiste, pour un auteur, à emprunter, de manière dissimulée, des éléments d’un texte antérieur à celui qu’il écrit. Mais, nous nous situons ici dans un cas particulier, celui du plagiat par anticipation[6]. Celui-ci renvoie à une forme peu explorée de vol d’idées, « celle qui concerne les emprunts faits par les écrivains, non pas à ceux qui les ont précédés, mais à ceux qui les ont suivis. » (Bayard, 2012, empl. 65-66). Nombreux sont les auteurs qui s’adonnent à ce type de plagiat. Ils le font d’autant plus allègrement qu’ils savent le risque d’être pris minime : personne ne s’attend à ce qu’un écrivain copie des textes à venir (Bayard, 2012, empl. 440-444).Ce n’est plus tout à fait ainsi depuis Pierre Bayard. Non seulement il a attiré l’attention sur les cas de plagiat par anticipation, mais il a encore développé une méthode permettant de les déceler sans ambiguïté. Elle repose sur quatre critères, ceux de la ressemblance, de la dissimulation, de l’inversion de l’ordre temporel et de la dissonance.Pour qu’il y ait plagiat, les textes se doivent de présenter des éléments communs, de se ressembler. Or, le mariage d’Ulysse et de Pénélope est aussi arrangé que celui de Daba et de Lamine. Ulysse gagne Pénélope en trichant à un concours de course à pieds qu’il n’avait aucune chance de remporter[7]. Cette façon de procéder n’est pas sans rappeler la manière dont Lamine pousse les parents de Daba à annuler ses fiançailles avec Ansou pour lui accorder sa main. En effet, il feint de gagner la course à la richesse en laissant croire que son départ clandestin pour l’Espagne est, en lui-même, gage de réussite. Une fois mariée, Daba est condamnée à attendre, des années durant, sur l’île de Niodior le retour de Lamine. De même, c’est sur une île, Ithaque, que Pénélope est abandonnée par Ulysse. Si les nouvelles de son mari arrivent d’abord régulièrement à Pénélope, elles deviennent de plus en plus rares pour finir par être inexistantes. Elles se comportent donc exactement comme les appels téléphoniques, les lettres et les Western Union de Lamine. Alors que ce dernier multiplie les aventures européennes sans que personne ne trouve rien à redire, tout Niodior exige de Daba qu’elle reste fidèle : « L’attente n’était pas leur seule torture ; on exigeait en plus qu’elles soient fidèles et malheur à celles qui se laissaient piéger par un doux chant de rouge‐gorge » (Diome, 2010, p. 195-196). La pression que subit Pénélope de toute Ithaque est tout à fait similaire. Elle est d’autant plus lourde que, parallèlement, les prétendants sont nombreux qui tentent de la séduire (Homère, 2014, chant 1, empl. 6550). On se souvient que Daba ne manque pas non plus de prétendants et qu’elle finit par se montrer sensible au « doux chant » d’Ansou. L’Odyssée laisse entendre que Pénélope n’est pas non plus restée de marbre.Tous ces emprunts que Homère fait à Fatou Diome passent souvent inaperçus pour plusieurs raisons. Prisonniers dans une approche classique de l’histoire littéraire qui regarde uniquement d’hier vers aujourd’hui, les rares lecteurs qui les perçoivent s’autocensurent aussitôt en voyant en Daba une Pénélope africaine là où il conviendrait de dire de Pénélope qu’elle est une Daba antique[8]. Surtout, Homère a su les dissimuler avec efficacité. Il a été aidé en cela par le déplacement de l’action du XXIe siècle à l’Antiquité et par les changements qui en découlent, notamment au niveau des noms : Pénélope pour Daba, Ithaque pour Niodior, etc.[9]. De plus, il a pu compter sur la complicité de ses exégètes : aucun d’eux n’a, à ma connaissance, jamais mentionné ce que L’Odyssée doit à Fatou Diome.Dans le fond, les critères de la dissimulation et de la ressemblance sont communs aux deux types de plagiats (Bayard, 2012, empl. 434-435). Celui de l’inversion de l’ordre temporel est, en revanche, propre au plagiat par anticipation. Il en constitue la condition sine qua non. Il est évident que ce critère est ici rempli : chacun sait qu’Homère a écrit L’Odyssée bien avant que Fatou Diome ne songe à devenir écrivain. En principe, l’inversion de l’ordre temporel est la preuve la plus facile à administrer. Elle est aussi la plus susceptible de nourrir le scepticisme d’un public, une fois de plus, convaincu que l’histoire littéraire ne peut couler que dans un seul sens. Or, dans le cas qui nous concerne, la défiance sera d’autant plus grande que l’inversion de l’ordre temporel se double d’une autre, celle du sens de la référence. La fabrique de l’histoire littéraire traditionnelle voudrait qu’entre la littérature africaine et la littérature occidentale le rapport référentiel, c’est-à-dire l’exercice de l’influence d’un auteur sur un autre, n’existe également que dans un seul sens, de l’écrivain occidental vers l’auteur africain. On le voit, la première preuve qui supporte exclusivement l’argument du plagiat par anticipation a, ici, toutes les chances de se retourner contre lui. C’est là qu’intervient le quatrième critère, celui de la dissonance.Pierre Bayard parle de dissonance en référence au fait que les éléments plagiés donnent l’impression de n’être à leur place ni dans l’œuvre, ni dans l’époque (Bayard, 2012, empl. 448-450). Les éléments de ce type sont légion dans L’Odyssée. D’ailleurs, c’est parce qu’il ne manque pas de les relever que Samuel Butler élabore sa théorie d’une auteure :
« I had an ever-present sense of a something wrong, of a something that was eluding me, and of a riddle which I could not read » (Butler, 1922, p. 6).En règle générale, ces dissonances concernent le fond comme la forme. Il s’agit d’exercices de style ou de prises de position qui s’écartent des pratiques doxiques ; qui sont inédits dans le sens où on ne les trouve guère chez les autres auteurs de la même période. Dans le cas de Homère, ces dissonances consistent en une posture qu’on pourrait qualifier de féministe avant l’heure. Cette posture, exceptionnelle à l’époque, fait de L’Odyssée un texte à part dans une littérature grecque alors occupée à l’éloge de la virilité[10]. En comparaison, le roman de Fatou Diome est beaucoup moins hérétique. Certes, le sujet traité est, pour le moins, original dans la littérature sur l’immigration et la posture adoptée tranche avec le discours dominant en la matière. Néanmoins, le roman s’inscrit dans un courant féministe désormais bien assis.Ce point est de première importance. Il explique en quoi la dissonance est un critère qui permet d’identifier, sans ambigüité, le sens du plagiat, c’est-à-dire d’affirmer que c’est bien Homère qui a copié sur Fatou Diome et non l’inverse. Selon Pierre Bayard, c’est, en principe, le texte mineur qui s’inspire du texte majeur. Les adeptes d’une histoire littéraire classique s’insurgeront : « Le texte majeur, c’est L’Odyssée !!! ». Qu’ils se rassurent : personne ne remet en cause le caractère canonique qu’ils ont conféré à cette épopée. Mais, on s’intéresse, ici, davantage au potentiel des textes en termes de renouvellement des discours, autrement dit, à leur capacité à changer l’ordre de la pensée, la vision du monde, à leur inventivité (Bayard, 2012, empl. 567). Ainsi entendu, Celles qui attendent est bien le texte majeur.Ce roman a cela de particulier qu’il parvient à renouveler l’imaginaire de l’immigration sur au moins deux points. Alors qu’on se préoccupe habituellement du sort des voyageurs, Fatou Diome déplace la focale sur les épreuves que doivent affronter celles qui sont restées sur place. De plus, elle parvient à convaincre le lecteur que ces dernières doivent être libres de leurs choix. C’est la pression sociale qui voudrait leur imposer une fidélité inconditionnelle qui est condamnable. Dans le fond, Fatou Diome ouvre les yeux du lecteur. Celui-ci peut alors voir clairement dans L’Odyssée ce que les critiques classiques lui cachaient. En l’occurrence, il devient évidemment que Pénélope est un double de Daba et non le symbole de la femme fidèle dans lequel on l’enferme habituellement. Ainsi, le texte plagié est aussi la clé de lecture du texte plagiaire.La question qui se pose maintenant est de savoir comment le roman sénégalais est parvenu à l’auteur grecque. Cette deuxième question est donc celle des moyens à travers lesquels les auteurs se procurent les œuvres à venir.
II. Les moyens
Dans le cas du plagiat par anticipation, cette question est centrale. Il ne suffit pas de prouver que telle œuvre emprunte à telle autre. Il faut encore démontrer que le plagiaire a bien eu accès au texte plagié. Il se trouve qu’Homère a « personnellement » lu Fatou Diome, en a discuté avec certains de ses lecteurs et que son personnage, Ulysse, fait partie de ceux qui l’ont conseillé de s’en inspirer.II.1. Comment Homère a rencontré Fatou Diome
Dans Le plagiat par anticipation, Pierre Bayard donne quatre explications sur les possibilités d’accès aux textes à venir[11]. Trois d’entre-elles impliquent directement l’auteur : la pratique qui consiste à entrer dans la pensée d’un autre et à développer ses idées avant lui – « Chapitre II - Dans la pensée de l’autre » –, la stratégie à travers laquelle on remonte le temps en arrière pour aller s’inspirer à la même source que l’auteur plagié – « Chapitre III - L’éternel retour » – et le fait qu’il existe une gigantesque combinatoire de textes possibles dans lequel chaque auteur peut aller puiser – « Chapitre IV - La création aléatoire ». C’est cette dernière option qu’Homère a choisi d’exploiter. C’est Paul Valéry[12], explique Pierre Bayard, qui a perçu l’existence de la combinatoire des textes possibles. Il développe l’idée d’une histoire littéraire débarrassée du superflu. Une telle histoire, note Pierre Bayard, ne se préoccuperait que de poétique entendue comme ensemble de « combinaisons possibles du langage » (Bayard, 2012, empl. 1497). Cependant, les écrivains n’ont pas tous le même accès à cet ensemble :D’une certaine manière, le grand écrivain est celui qui dispose d’un accès privilégié à la combinatoire générale du langage. Ayant l’intuition des possibles qui y demeurent inaboutis en attente d’un créateur, il est en mesure plus qu’un autre d’effectuer des coupures fondatrices avec ce qui précède et d’inventer des voies nouvelles, ou plutôt des voies qui apparaîtront telles à ceux qui ne disposent pas d’une vision d’ensemble. (Bayard, 2012, empl. 1536-1540).Homère, qui a ses entrées, a pu identifier la combinaison dont usera Fatou Diome et décider de s’en servir lui aussi. Ses capacités à communiquer avec les autres mondes lui ont permis de savoir que cette combinaison existe.Dans un autre de ses livres, Pierre Bayard démontre qu’il existe d’autres mondes[13]. Il s’appuie sur les découvertes de la physique quantique pour rappeler que chacune de nos bifurcations donne lieu à un monde. Pour le dire autrement, à chaque fois qu’un individu fait un choix, il a des doubles qui font des choix différents et actualisés dans d’autres mondes. Ainsi, il existe un monde dans lequel je suis marié avec D., ma camarade de classe que je n’avais pas osé inviter à danser mais qu’un autre moi, plus téméraire, n’a pas hésité à entrainer sur la piste. De même, il en existe dans lesquels des Homère ont lu Celles qui attendent. Or, alors que le commun des mortels ne dispose d’aucuns moyens de communiquer avec ses doubles – en dehors des sensations de déjà vu, des expériences de coup de foudre et des rêves prémonitoires[14] – les artistes ont, quant à eux, une conscience beaucoup plus aigüe de leurs existences parallèles et plus de facilités à communiquer avec leurs doubles (Bayard, 2014, p. 86-87). Dès lors, contrairement à moi qui ne saura jamais si mon double est heureux avec D., Homère a pu partager avec les siens, leurs expériences de lecture du roman de Fatou Diome. Il a, en outre, pu confronter leurs points de vue avec ceux de ses lecteurs.
II.2. Comment des lecteurs de Fatou Diome en discutent avec Homère
La quatrième explication qui se trouve dans la deuxième partie du Plagiat par anticipation implique le lecteur. Elle a trait à sa capacité à inventer des précurseurs à tel ou tel auteur – « Chapitre premier - L’influence rétrospective ». Bayard donne l’exemple de Borges qui découvre des accents kafkaïens chez des écrivains qui l’ont précédé[15]. Cependant, il finit par disqualifier lui-même l’argument de l’influence rétrospective. On ne peut pas, précise-t-il, vraiment parler de plagiat par anticipation dans ce cas mais plutôt d’illusion. C’est le lecteur qui, à travers une lecture orientée, croit voir dans un texte donné, des éléments d’un autre. Borges imaginerait ainsi, rétrospectivement, du Kafka dans des textes qui n’en contiendraient pas vraiment (Bayard, 2012, empl. 947-950).Il est évident que Pierre Bayard fait, délibérément, de l’influence rétrospective un argument faible, une sorte de faire-valoir destinée à mettre en valeur la force scientifique des autres explications. Mais cette stratégie l’empêche d’aller au bout de son raisonnement. Si le lecteur peut être victime de son imagination, il peut également, notamment par ses critiques, pousser l’écrivain à modifier son texte. La pratique est largement répandue dans le monde académique où elle peut donner lieu à de nouvelles éditions remaniées et augmentées. Elle existe également dans l’écriture fictionnelle où il arrive que des œuvres entières soient retravaillées sous la pression du public. Dans l’univers de la culture populaire, cette pratique prend la forme du fan service. D’abord appliquée au manga et à l’anime, le fan service renvoie à la manière dont les auteurs insèrent, dans leurs productions, des éléments uniquement destinés à plaire à leurs fans[16]. Plus généralement, la notion fait référence à la volonté des auteurs de satisfaire les desiderata du public dans l’espoir que ce dernier lui reste fidèle[17].Le lecteur peut exercer, de manière rétrospective, une pression similaire en vue d’amener des auteurs à revoir des œuvres déjà produites. Pour ce faire, il use de sa capacité à inverser la courbe de la lecture. Alors que celle-ci court habituellement des écrivains classiques aux extrêmes contemporains, nombreux sont les lecteurs qui, au contraire, « découvrent Saint-Simon après Proust (sinon par Proust), Homère après [Diome] et Fénelon après Aragon[18]. » Ils ne suivent donc plus le fil du temps. Il le remonte à la rencontre des auteurs du passé. Ce faisant, ils n’hésitent pas à dire à Saint-Simon qu’il gagnerait à se rapprocher de Proust, à Fénélon qu’Aragon c’est un peu mieux et à Homère que les retrouvailles de Daba et Lamine, c’est tout de même autre chose que celles entre Ulysse et Pénélope. Homère sera d’autant plus attentif à leurs remarques que son personnage, Ulysse, ira lui dire la même chose.II. 3. Comment Ulysse convainc Homère de revoir sa copie
Pierre Bayard semble avoir également oublié de considérer qu’un personnage peut parler à son auteur d’un texte majeur et tenter de le pousser à réécriture son histoire en conséquence. Cette omission est toutefois compréhensible tant le phénomène est rare. Peu de personnages possèdent les capacités nécessaires pour aller à la rencontre de leur auteur.Ulysse n’est pas seulement capable de prendre des villes, de vaincre des cyclopes ou encore de faire un aller-retour aux enfers. Il a aussi le pouvoir de voyages temporelles. Il doit cette capacité à sa rencontre avec Doctor Who, le maître du temps[19]. Ayant alors compris qu’il est possible de traverser le temps, il mit tout en œuvre pour y parvenir. Margaret Atwood n’était pas loin de deviner qu’il avait ce pouvoir. Dans The Penelopiad, elle met en scène un Ulysse qui se réincarne régulièrement et qui, chaque fois qu’il meurt, retrouve Pénélope aux enfers. Ce qu’elle prend pour des réincarnations sont, en réalité, des voyages dans le temps avec des arrêts récurrents chez Pénélope. J’en veux pour preuve le fait qu’on dispose de vidéos montrant Ulysse qui s’amuse à rejouer l’odyssée, dans l’espace, au XXXIe[20]. Il est donc tout à fait possible qu’il se soit arrêté au XXIe siècle, dans une bonne librairie.En bon maître de la parole, Ulysse maîtrise toutes les ficelles de l’art du récit. Il a de ce fait acquis un pouvoir encore plus rare qu’il partage seulement avec des personnages comme Jacques le fataliste et Deadpool. Il peut briser le quatrième mur, c’est-à-dire passer de son monde à celui de son auteur et de ses lecteurs. C’est en usant de cette faculté qu’il parvient à parler avec Homère et à le convaincre de réécrire L’Odysséeen s’inspirant de Celles qui attendent. Cependant, aussi rusé qu’il puisse être, il ne pouvait deviner comment Homère allait user des éléments qu’il emprunterait.III. La manière
La troisième question a donc trait à la manière dont Homère s’approprie le texte de Fatou Diome. La plongée dans l’avenir que constitue la découverte de Celles qui attendent lui offre l’occasion d’accomplir le rêve de tout artiste : « être en avance sur son temps » (Bayard, 2012, empl. 574). Fatou Diome lui montre qu’il est possible de bousculer des sociétés phallocrates et soumises à la dictature des apparences comme le sont le Sénégal du roman et la Grèce de l’épopée. Cependant, en décidant de repenser L’Odyssée dans ce sens, Homère se trouve confronté à au moins trois difficultés. Il lui fallait trouver le moyen de s’inspirer de l’histoire de Daba et de Lamine sans pour autant donner satisfaction à Ulysse. Il savait qu’il ne pouvait remettre son monde aussi frontalement en cause sans tomber sous le coup de la censure ; qu’il ne pouvait reproduire, sans se faire étriper, l’histoire d’un homme qui, de retour chez lui après des années d’exil, pardonne à sa femme adultère et reconnait l’enfant, une fille qui plus est, qu’elle a eu avec un autre. Enfin, il s’agissait pour lui de ne pas se faire prendre pour plagiat, même si c’est par anticipation.III. 1. La technique du miroir
Homère réfléchit donc à la manière de copier Fatou Diome tout en contournant ces écueils. Concernant la nécessité d’éviter d’être pris pour plagiat, il choisit d’user de la technique du miroir qui consiste à tenter de camoufler les emprunts en inversant leurs positions. Fatou Diome joue la carte de la transparence et dit les choses ouvertement. Elle met en avant le fait que celles qui attendent ont également une vie et des sentiments. Elle rappelle qu’elles ont des besoins physiques et matériels. Elle démontre que c’est davantage la pression sociale que leur volonté qui les pousse à taire leurs envies et à jouer le rôle de la femme de vertu :À chaque livraison, le messager ou la messagère transmettait également une demande de rendez-vous, que Daba déclinait sagement. « Aller voir Ansou ? Mais enfin, que diraient les gens ? » Non, même si elle le désirait, elle ne pouvait pas. Ils étaient observés de tous. (Diome, 2010, p. 221)
Homère dira les mêmes choses, mais entre les lignes. La manière dont tous – Ulysse, le narrateur, Télémaque, etc. – insistent uniquement sur les biens dilapidés par les prétendants dit assez le peu de cas qui est fait de la situation de Pénélope. Il en va de même du refus d’Ulysse de lui dévoiler son identité sous prétexte que cela risquerait de compromettre son plan visant à se débarrasser des prétendants. Les sentiments de Pénélope ne sont pas tus pour autant. La métaphore des oies qui lui mangent dans les mains et la rendent heureuse suggère que les prétendants lui inspirent de tout autres sentiments que ceux que croit Ulysse. Lorsque Pénélope lui raconte qu’elle a rêvé qu’un aigle tuait ses oies, Ulysse s’en réjouit et parle de rêve prémonitoire dans lequel il serait l’aigle et les oies les prétendants. Il oublie que Pénélope est surtout heureuse de constater, à son réveil, que ses oies sont toujours là (Homère, 2014, chant 19, empl. 10655). De même, l’histoire du linceul que Pénélope coud le jour et découd la nuit est, vue sous le bon angle, pleine de malice. Ce ne sont pas les prétendants qu’elle vise à tromper et à moquer mais bien Ulysse et Ithaque.Dans le fond, là où Fatou Diome défend la liberté individuelle et condamne parallèlement le poids de la raison sociale, Homère se moque de cette même raison et défend implicitement la liberté individuelle.
III. 2. L’option d’un fan service à double visage
En vue de contourner la censure, Homère opta pour ce qui est maintenant connu sous le nom de fan service. Il donna à ses contemporains ce qu’ils attendaient. C’est ainsi que plus de la moitié de L’Odyssée est consacrée aux aventures d’Ulysse avant son retour à Ithaque. Ce dernier est toujours aussi rusé, encore plus maître de la parole, audacieux au point de descendre aux enfers. Il est devenu un grand séducteur auquel les déesses elles-mêmes sont incapables de résister. Il y a là de quoi rendre le lecteur de l’Antiquité heureux.Le fan service se poursuit après le retour à Ithaque. Ulysse conserve la figure du héros. Il s’attache les services d’une des plus grandes déesses, Athena. Il ne fléchit pas face à la tâche qui l’attend. Il est capable de d’abord taire ses sentiments, de ne pas se jeter dans les bras de sa femme et de ne pas rendre visite à son vieux père, afin de mieux préparer sa vengeance. Bref, c’est un homme, un vrai. N’est-il pas le seul à pouvoir bander son arc et à tirer juste ? Ne parvient-il pas à massacrer des prétendants qui le surpassent en jeunesse et en nombre ? La scène du massacre est ainsi susceptible de rappeler aux lecteurs les plus beaux combats de la guerre de Troie et de situer Ulysse sur le même plan qu’Ajax sinon Achille.Mais Homère est lui-même capable d’exploits. Il fournit parallèlement, à partir des mêmes éléments, du fan service aux lecteurs du futur. Or, ces derniers attendent tout autre chose que des démonstrations de virilité. Ils sont plutôt sensibles aux courants féministes et aux philosophies de l’équité. De leur point de vue, c’est Lamine et non Ulysse qui est exceptionnel. En vue de leur donner également satisfaction, Homère organise son récit de telle sorte qu’un même élément soit susceptible de donner lieu à des interprétations opposées. Ainsi, comme Jean Giono l’a très bien perçu, rien n’empêche de penser qu’Ulysse ment lorsqu’il raconte ses aventures. À partir de là, il perd la stature du héros pour endosser la figure, moins noble, du hâbleur. De même, la scène du massacre des prétendants donne lieu à controverse. On peut y voir un Ulysse en tout point condamnable. Ces assassinats étaient-ils indispensables, ne pouvait-il pas épargner au moins Léiodès et Amphinomos, était-il obligé de torturer Mélanthios avant de le tuer, à quoi pense-t-il lorsqu’il envoie un Télémaque, à peine sorti de la puberté, pendre les servantes ? (Homère, 2014, chant 22, empl. 11030-11242). Pour donner un dernier exemple, l’épreuve de l’arc appelle d’autres lectures. Elle est habituellement comprise comme une ficelle permettant à Ulysse de se dévoiler et de rappeler, par la même occasion, que les prétendants ne sont pas à la hauteur. Mais, elle peut être vue comme une tentative de Pénélope visant à disqualifier son mari. On se rappelle que la métaphore des oies montre que celle-ci n’a pas que mépris pour les prétendants. On peut supposer que l’Ulysse de retour ne lui plait plus guère. Peut-être espère-t-elle que ce dernier, n’ayant plus la fougue de sa jeunesse, sera incapable de bander l’arc et de faire mouche. Or, exposer cette impuissance en public, reviendrait à lui retirer toute possibilité de réclamer son nom et son statut de mari. Les réticences de Pénélope à l’embrasser après sa victoire (Homère, 2014, chant 23, empl. 11282-11286) engagent à privilégier cette interprétation.III. 3. L’éthique d’un plagiat partiel
Dès lors qu’on lit entre les lignes, l’image d’Ulysse est donc loin d’être glorieuse. Si Homère met tout en œuvre pour que Pénélope se rapproche de Daba, il refuse, en revanche, à Ulysse de bénéficier, même par procuration, de l’aura de Lamine. L’attitude de ce dernier est loin d’être irréprochable. On se rappelle qu’il n’a pas hésité à tricher en vue de faire annuler les fiançailles de Daba et d’Ansou. Cependant, il est certain qu’il est amoureux de sa femme. On ne peut non plus nier qu’il y a une certaine beauté dans la manière dont, à son retour, il embrasse Daba et adopte, sans préambule, sa fille.En vue de tirer Pénélope vers Daba sans pour autant mettre Ulysse et Lamine sur le plan, Homère procède par une sélection éthique des éléments qu’il emprunte à Fatou Diome. En l’occurrence, il refuse de reproduire deux des scènes sur lesquelles Ulysse a particulièrement insisté, celles de l’aveu et de la prise de conscience. Dans la première, Lamine explique à Daba que ce serait indécent de sa part de lui reprocher son infidélité : « Et puis, si j’avais eu un enfant toutes les fois que je t’ai trompée en Europe, franchement, j’aurais ramené de quoi peupler ce village ! » (Diome, 2012, p. 307). La deuxième scène intervient juste après. Daba se rend compte qu’elle est en train de tomber amoureuse :Pendant qu’il se préparait, se peignait, se parfumait, Daba le dévorait des yeux et rajustait l’idée qu’elle avait de lui. Elle le connaissait depuis toujours, l’avait trouvé charmant à l’école, serviable en tant qu’ami, mais, même dans ses rêves les plus fous, elle n’avait jamais imaginé que Lamine reviendrait dans de telles dispositions. Elle ne pensait plus à Ansou, mais à toutes ces commères qui ne lui prédisaient que désastre. Le village attendait une eau-forte, c’est une aquarelle rose d’un amour tendre que Lamine déployait. (Diome, 2010, p. 307)Homère a compris que son personnage voit dans la scène de l’aveu une occasion de se soulager la conscience à moindre frais, de mentir sur les enfants qu’il a eus et, de prendre la figure du prince magnanime qui pardonne à celle qui a fauté. Or, Lamine, lui, ne fait qu’appliquer le principe de la réciprocité. Avec la deuxième scène, Ulysse cherche à se rassurer : les vieux rusés rêvent souvent en secret d’être de jeunes premiers. Il manque de voir que Fatou Diome suggère que l’amour c’est quelque chose qui se construit, se mérite et se préserve.
ConclusionEn plagiant Fatou Diome, Homère fait le choix de ne retenir que les éléments de nature à faire mentir la raison sociale ; une raison qui, de la Grèce de Pénélope au Sénégal de Daba, véhicule une image de l’homme d’autant plus viril qu’il est volage et une autre de la femme passive et fidèle. Cependant, là où Fatou Diome est explicite, Homère écrit entre les lignes. Il joue avec les attentes de son lectorat en optant pour une stratégie du double sens là où Fatou Diome les déconstruit. Cette stratégie s’est, au fil des siècles, révélée contreproductive. En effet, l’image d’une Pénélope qui attend fidèlement Ulysse, qui n’existe qu’à travers lui, a longtemps prévalu. Il me semble cependant que le lecteur plus qu’Homère en porte la responsabilité. En effet, Pénélope a été suffisamment calquée sur Daba pour que le sens de L’Odysséen’échappe à personne. Les réécritures des Giono et autres Atwood en attestent. L’hypocrite lecteur a simplement choisi de ne voir que ce qui l’arrange. Avec la publication de Celles qui attendentet la révélation du plagiat, il n’a plus la possibilité de prétendre.Une communication d'Abdoulaye Imorou pour le blog Chez GangoueusRéférénces
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- Girard, Marie Claude (2011, 13 février), « Fatou Diome : en attendant l'amour », LaPresse.ca. URL : http://www.lapresse.ca, consulté le 11 juin 2018
- Homère (2014), L’Odyssée dans Œuvres complètes, Édition Luxe Homère. Format Kindle non paginé Leclerc, Anne (2001), Toi, Pénélope, Arles, Actes Sud, 231 p.
- Leeston-Smith, Michael (1965, 15 octobre / 6 novembre), « The Myth Makers », Doctor Who, BBC1, saison 3
- MC Solaar (1994), « Le nouveau western », dans Prose combat, Paris, Polydor. 55 : 55
- Michael J. (2018, 22 avril), « Qui a tué Justice League ? », Fermez-là !, VoxMakers. URL : https://www.youtube.com, consulté le 11 juin 2018
- Valéry Paul (1957), « L’enseignement de la poétique au Collège de France », dans Œuvres 1, Paris, Gallimard, p. 1438-1443
[1]Moi, au milieu des années 90, lorsque je découvre « Bonnie and Clyde » (Gainsbourg, Serge et Bardot, Brigitte (1968), « Bonnie and Clyde » dans Initiales B.B. Chicago, Mercury Records. 31 : 00) bien après « Le nouveau western » (MC Solaar (1994), « Le nouveau western », dans Prose combat, Paris, Polydor. 55 : 55).[2] Butler, Samuel (1922), The Authoress of the Odyssey, Londres, Jonathan Cape, 277 p. Première édition: 1897.[3]Homère (2014), L’Odyssée dans Œuvres complètes, Édition Luxe Homère. Version Kindle non paginée. L’Odyssée est datée de la fin du VIIIe siècle avant J.C.Les références à cet ouvrage apparaitront dans le corps du texte. En lieu et place des numéros de page (p. x), j’indiquerai les numéros de chant et d’emplacement (empl. x).[4]Giono, Jean (2002), Naissance de l’Odyssée, Paris, Grasset, 177 p. Première édition : 1930. Leclerc, Anne (2001), Toi, Pénélope, Arles, Actes Sud, 231 p. Atwood, Margaret (2005), The Penelopiad. The Myth of Penelope and Odysseus, Edinburgh, Canongate, 199 p.[5]Diome, Fatou (2010), Celles qui attendent, Paris, Flammarion, 336 p.[6] Bayard, Pierre (2012), Le Plagiat par anticipation, Paris, Minuit. Version Kindle non paginée.Les références à cet ouvrage apparaitront dans le corps du texte. J’indiquerai les numéros d’emplacement.[7]Homère se montre peu disert sur ce point mais on peut se référer au chapitre que lui accorde Margaret Atwood : « VI. My marriage ». [8]Girard, Marie Claude (2011, 13 février), « Fatou Diome : en attendant l'amour », LaPresse.ca. URL : http://www.lapresse.ca/arts/livres/201102/13/01-4369840-fatou-diome-en-attendant-lamour.php, consulté le 11 juin 2018.[9]Cette donnée est de première importance. Elle distingue Celles qui attendent de textes comme La naissance de L’Odyssée, comme Toi, Pénélope ou encore comme The Penelopiad. En effet ces derniers appartiennent à la catégorie des réécritures comme en atteste la manière dont ils revendiquent, phonétiquement, leurs liens à L’Odyssée. À l’inverse, la distance phonique, marque d’une volonté de dissimulation, témoigne du statut de texte plagié qui est celui de Celles qui attendent.[10] Ebbott, Mary (2005), « Butler's Authoress of the Odyssey: Gendered Readings of Homer, Then and Now », Classics@, n° 3, p. 16-17, p. 1-24. URL: https://chs.harvard.edu/CHS/article/displayPdf/337, consulté le 11 juin 2018.[11]Voir la deuxième partie de l’ouvrages : « Explications ».[12] Valéry Paul (1957), « L’enseignement de la poétique au Collège de France », dans Œuvres 1, Paris, Gallimard, p. 1438-1443.[13] Bayard, Pierre (2014), Il existe d’autres mondes, Paris, Minuit, 156 p.[14]Ces expériences sont, explique Pierre Bayard, liées à des intuitions non maitrisées de nos expériences parallèles. Ainsi la sensation que l’on a d’avoir toujours connu notre coup de foudre s’explique par le fait qu’on le connait effectivement, mais ailleurs. (Bayard, 2014, p. 59).[15]Borges, Jorge Luis (2006), « Les précurseurs de Kafka », dans Enquêtes, Paris, Gallimard, p. 144-147.[16] Brenner, Robin (2007), Understanding Manga and Anime, Wesport (Connecticut), Libraries Unlimited, p. 88, 356 p.[17]Sur la manière dont les fans peuvent influer sur les orientations d’une production, voire l’émission de Michael J. sur le film Justice League. Michael J. (2018, 22 avril), « Qui a tué Justice League ? », Fermez-là !, VoxMakers. URL : https://www.youtube.com/watch?v=INAmI3UUFnw, consulté le 11 juin 2018.[18]Escola, Marc (2009, 15 janvier), « Le temps de l'histoire littéraire est-il réversible ? », Fabula.org. URL : http://www.fabula.org/atelier.php?Le_temps_de_l%27histoire_litt%26eacute%3Braire_est-il_r%26eacute%3Bversible%3F, consulté le 11 juin 2018.[19]Leeston-Smith, Michael (1965, 15 octobre / 6 novembre), « The Myth Makers », Doctor Who, BBC1, saison 3. The Myth Makers est un arc de 4 épisodes de la troisième saison de la série Doctor Who. Le Docteur interfère avec les événements racontés dans L’Iliade et rencontre donc Ulysse.[20]Chalopin, Jean (1981-1982), Ulysse 31, FR3. Dessin animé de 26 épisodes.