« Océaniques » (F.R. 3, 1989) Est-il encore possible de lire Pierre Guyotat ? Son dernier ouvrage, paru en 1984, avait beau s’intituler Le Livre, il décourageait la lecture par une opacité quasi totale de la langue. Alors, pourquoi est-ce que « Océaniques » nous présente, ce soir, un si étrange écrivain ? Poser la question, c’est déjà y répondre. Même si c’est par d’autres questions. Cet homme au crâne lisse a à nous dire des choses si importantes qu’elles écorchent la bouche et ébranlent la langue. Pour donner un texte dont un début de sens ne peut plus apparaître qu’à la lecture, à haute voix, par Guyotat lui-même, comme il vint le faire à Bruxelles (au Plan K) à la parution du Livre, devenu alors sourde mélopée dans laquelle les sons raclent la gorge, s’enflent parfois comme un cri de colère. D’un livre antérieur, Pierre Guyotat disait un jour ceci, qui pourrait être appliqué au Livre : « C’est écrit pour la scène, pour la voix, la voix sexuelle ». Comme pour donner un mode d’emploi à cet étrange objet, Pierre Guyotat avait publié en même temps Vivre, un ensemble de textes qui éclairent sa démarche et la situent dans le contexte global d’une œuvre marquée par le séjour de son auteur, en 1960, en Algérie, pendant son service militaire. A travers Tombeau pour cinq cent mille soldats, Éden, Éden, Éden, Prostitution, se lit alors – pour qui peut l’entendre, le comprendre – un message à l’homme : « C’est moins le massacre qui me hante que l’exploitation de l’homme par l’homme, l’esclavage. L’esclavage, c’est lié à la prostitution ». D’où les débordements sexuels d’Éden, Éden, Éden qui fut, en 1970, un mois après sa parution, interdit à l’affichage, à la publicité et aux mineurs, ce qui revenait à empêcher l’existence de ce texte. Hanté par la folie, Pierre Guyotat est un homme qui a pris tous les risques pour dire, à la manière dont il pense devoir la dire, sa peur devant le monde. Une démarche qu’il qualifie de poétique plutôt que de romanesque et qui se situe à mille lieues de celle des écrivains généralement invités à « Apostrophes ». Pierre Guyotat est rare à la télévision. En raison des difficultés qu’il impose à ses lecteurs, on se dira que c’est, somme toute, assez normal. Mais il serait anormal, en revanche, qu’on ne l’y voie jamais. Il n’y a actuellement en France qu’« Océaniques » pour oser cela, dernier bastion de toutes les recherches…
Coma (2006) L’œuvre de Pierre Guyotat forme une espèce de bloc compact qui, souvent, décourage la lecture. Il faut ajouter qu’un de ses livres (Eden, Eden, Eden) a été censuré pendant onze ans. Voilà de quoi ranger définitivement l’auteur de Tombeau pour cinq cent mille soldats du côté des écrivains cultes qu’il n’est pas besoin de fréquenter pour dire tout le bien qu’on en pense. Dommage pour les partisans de cette attitude : leur meilleure excuse vient de tomber avec la publication de Coma, un récit qui entre au cœur même de la fabrique d’écriture où travaille Pierre Guyotat. Le lieu d’un combat acharné avec la langue, au risque d’y laisser sa peau. L’auteur, qui avait toujours pensé ne pas dépasser l’âge de quarante ans (il est né en 1940), a trouvé nécessaire de poursuivre le combat avec ses démons et de fournir, à défaut de mode d’emploi, une image de l’envers du décor. On entre avec un malaise provoqué par le narrateur lui-même dans le dépouillement de cette simplicité qui met à nu la fragilité du moment : « Le récit qui suit, je le porte en moi depuis que, sortant, au Printemps 1982, d’une crise qui m’avait amené au bord de la mort, je me contraignais à reparler en mon nom personnel. » Dégoûté par le « je », privé de lui-même, Guyotat commence un parcours vers d’hypothétiques retrouvailles avec la vie, donc avec l’écriture. Il s’agit de poursuivre une intercession entre lui et le monde, sans illusions sur la valeur du talent mais en acceptant la nécessité de la tâche.
Je ne sais d’où vient le don qu’on m’attribue et que j’ai toujours ressenti comme une injustice, je ne sais d’où me vient la force qui me lui fait produire de l’œuvre, je ne me suis jamais donné quelque mérite que ce soit, quelque volonté que ce soit.Comme je n’ai fait que suivre ma pente, exploiter mes penchants naturels, que je n’ai eu d’autre maître que moi-même et nos prédécesseurs, que j’ai toujours travaillé à l’intérieur de moi-même, sans conseil, tout ce qui entoure, ennoblit, construit le peu que je me ressens être – ce noyau, cette origine (le souci premier de toute pensée c’est l’origine) quasi embryonnaire, cet embryon – est de l’ordre du fantôme.La citation est un peu longue. Mais nécessaire car elle montre l’élan qui conduit tout le livre – et le montre mieux qu’une paraphrase. Bien sûr, Pierre Guyotat se met en danger : son corps résiste, lui fait entendre que rien n’est innocent dans sa démarche. L’homme vacille, l’écrivain va de l’avant. Et le paradoxe de la création trouve là son explication la plus absolue. D’une part elle dévore l’individu, d’autre part elle est la seule chose qui lui permet de survivre et peut-être même, un jour, de se reconstituer tout entier. A tel point que « si j’arrête, je suis mort, et damné par le Rien. » La démarche n’est pas devenue moins radicale avec Coma. Au contraire même puisque le retour au « je », si pénible un temps, est libérateur autant pour Pierre Guyotat que pour le lecteur. Il permet de tout dire, d’intégrer les épisodes du quotidien au cœur même de la création, de les articuler dans une compréhension globale du monde. Avec sa violence traduite dans les rapports sexuels, paradoxaux eux aussi puisqu’ils génèrent parfois une vraie douceur. Ainsi va ce livre, contradictoire jusqu’au déchirement, corde tendue à se rompre mais à laquelle on s’accroche comme à un garde-fou qui aide à la traversée en calmant le malaise du début. D’ailleurs, la fin est presque apaisée. La réconciliation avec soi est proche. Le chemin aura été bordé de quelques images qui ont hanté Pierre Guyotat enfant, ainsi que ses sœurs et frères…