Au printemps dernier, trois livres d’Antoine Emaz ont paru de façon concomitante : cette coïncidence est d’autant plus étonnante que ces trois livres se croisent ou se répondent, sans que l’on puisse préjuger, à leur lecture, qu’ils aient été conçus ainsi. On le sait, Antoine Emaz ne met pas la pensée en avant, du moins pas comme un mode opérateur de l’écriture poétique.
Il le rappelle dans D’écrire, un peu (1) livre de fragments autour de son expérience (« Tenter de dire écrire. Ou plutôt comment j’écris »), lorsqu’il affirme la primauté de la sensibilité (« l’émotion pour origine et pour fin »). C’est une conviction, non une théorie. Ainsi le livre rend-il compte d’une somme de remarques ou de réflexions réunies par un socle empirique ; elles sont parfois énoncées comme des propositions, parfois elles prennent une dimension plus didactique lorsqu’elles sont introduites par des infinitifs ou des groupes nominaux peu modalisés qui n’ont pas seulement une fonction thématique : « Ne pas savoir, sans hésiter », « Travail sur la langue, travail sur soi ». Malgré cette allure injonctive, à l’arrière-pays moraliste, il n’y a pas de leçon, pas de recommandation rilkienne, mais le constat peut-être teinté d’auto-persuasion que le chemin d’écriture suivi – et non projeté – durant quarante ans était le bon, c’est-à-dire celui qui était adapté à son auteur. Emaz ne ferme pas la porte à d’autres possibilités, il les relativise : conviction, non théorie. Ainsi, lorsqu’il écrit « laisser parler l’intérieur, sans contraindre », sans doute faut-il entendre le refus des écritures à contraintes. D’autre part, certaines affirmations, dans leur généralisation potentielle, pourront amener le lecteur-poète à réfléchir à sa propre manière : par exemple, le parti-pris de « la force-forme primitive » : « le travail qui suit ne modifie pas les choix d’origine : vers / prose, fragmentation/ enchaînement (...) » : cela demeure discutable, les expériences étant individuelles : pas de théorie... C’est en cela que ce livre est nourrissant. Chaque page ramène à cette dimension empirique parce qu’elle ne dissocie pas écrire de vivre : il y a là une vision, une morale qui fonctionne dans les deux sens : vivre fait écrire, écrire fait vivre ; de nombreux fragments articulent l’exercice de langue qu’est le poème à une sorte de densité ontologique : « La poésie n’est jamais la mort ; sa parole porte le vivant » ; « Atteindre en mots une certaine intensité de vivre, voilà ce que je demande à un poème » ; « on n’écrit pas pour faire beau, on écrit pour respirer mieux » ; dans les moments de doute, « ne pas oublier combien écrire a intensifié vivre ». Formules qui ne doivent pas faire oublier que ce livre s’attache aussi au travail de la matière des mots : un fragment interroge le rapport d’une forme à la sensation qui l’a innervée autour d’un ciel bleu or l’on retrouve une interrogation assez similaire dans Prises de mer.
Livre de proses édité par le regretté Julien Bosc, récemment disparu, Prises de mer (2) est centré, comme son titre l’exprime, sur la mer. On ne fera pas d’Antoine Emaz un corsaire ni un de ces naufrageurs qui s’emparaient de ce que la mer pouvait échouer, cependant c’est un peu de cela qu’il s’agit : treize textes se succèdent, un par page, dont chacun essaie de saisir ce que donne un bord de mer identique mais non situé, le matin, à une heure où « les humains, rares, sont tout de suite loin » (p. 12) et n’indisposent pas la relation au paysage. Ce dernier mot est davantage de moi, Emaz ne l’employant qu’une fois (p. 14), il parle de « pays » (pp. 3, 4, 7, 12, notamment) : sans doute faut-il l’entendre comme une entité, plus large et moins anecdotique qu’un paysage. Néanmoins, ce lieu est caractéristique du bord de mer dans la succession de ses trois espaces : plage, mer, ciel. La description s’attarde sur l’un, glisse vers un autre ou les entremêle. Variation autour d’un paysage dont l’angle d’observation diffère selon le jour, mais aussi selon la sensation que tel ou tel élément met en éveil : cela n’est pas un exercice de style, mais bien une suite d’expériences sensorielles et mentales dont chacune est différente alors que, face mer, toujours une et jamais la même, on pourrait considérer que la reprise ou l’écho prédomineraient. S’il peut servir d’échelle, le corps est ce qui relie par la sensation à ce paysage, parce qu’elle le fait vivre ; qu’elles prédominent n’empêchent pas les perceptions visuelles d’être soutenues par d’autres sens (cf. p. 13. par exemple). La relation que le poète entretient avec ce qu’il voit évolue dans la mesure où sa place mentale s’incorpore peu à peu. Au début, c’est un « schéma » (p. 3), un tableau qui est décrit : « chaque plan », « des surfaces », « des couleurs étendues », « croûte », « couche » (ib.) : vocabulaire pictural qu’on retrouvera au long des poèmes, à travers une évocation de Klee (p. 5) ou de nombreux adjectifs de couleurs, parfois posés en « aplats » (p. 6 par exemple). Ce paysage, « clos sans être fermé » (p. 4), comme séparé de celui qui l’écrit, le poème le fixe : à tel endroit, le mouvement lent d’une phrase longue tente d’approcher le lent mouvement de la mer calme (ib.). Ailleurs, ce sont des phrases nominales liminaires qui expriment le statisme de ce qui est vu : « Jusqu’à l’horizon la mer vide » (p. 7) ou épinglent à la manière d’une note dans un carnet : « Matin. Mer plate, d’un bleu soutenu, plus sombre que celui, aéré, du ciel » (p. 10). Mais ce paysage qui semble vous laisser à vous-même peu à peu vous y introduit, tout en conservant une distance ; corps et conscience ne s’y fondent pas plus qu’ils n’absorbent ou se laissent absorber. La reprise du mot « neutre » s’applique tantôt à ce qui est vu, tantôt à celui qui voit, même s’il n’est pas individué par le pronom je. Cette zone de neutralité apparaît dès lors comme une sorte de paysage mental qui s’établit et s’équilibre entre l’objet et le sujet, une « liberté calme » : « Être dans ce mode particulier (...) Vide par vidange, évacuation de soi. Reste le vivant, neutre, vivant. » (p. 9). Non pas un vide angoissant mais un vide défait de ce qui l’encombrait. Et lorsqu’un élément du paysage rappelle ou fait écho à de la mémoire, comme « le vent du nord » (p. 12), ce n’est qu’un passage qui s’efface bientôt devant le passage permanent du présent, du moins la conscience de ce présent telle que l’active ce bord de mer (3). Expérience, émotion, sensibilité font un socle empirique à ces poèmes qui dessinent un paysage mental : ces convictions énoncées dans D’écrire, un peu, on les voit traitées d’une autre manière formelle dans Pays, dont le titre à lui seul justifierait que soit évoqué ce livre d’artiste.
Livre-estampe numérique, Pays (4) se présente sous un format carré de 15 cm : les huit suites qui composent le poème sont publiées en rabat, lequel ouvre sur un « poème graphique » de Nicolas Blin formé de sortes de traces longilignes d’encre noire et de fragments comme déchirés de couleurs. Ce poème évoque jardin, motif émazien récurrent, et bord de mer : de celui-ci on retrouve des évocations proches de Prises de mer : « il n’y a pas de pays / seulement des prises / des états d’espace ». Au contraire du livre précédent, Pays est écrit en vers, libres, souvent courts, mais il rejoint des thèmes que le titre suggère : aspects visuels, éléments descriptifs posés et proposés à distance de celui qui perçoit peu à peu esquissent peu à peu un paysage mental à la recherche d’un air où se débarrasser de l’asphyxie du réel, un air où « seulement respirer calme dans le bleu qui bouge ». Dans « la lumière / et son silence de feuilles », l’humain est absent : la stabilité du dehors est gage de la stabilité du dedans : « tout semble juste à sa place / même le corps et le cœur / sous le ciel. ».
Ludovic Degroote
Antoine Emaz, D’écrire, un peu, éd. Aencrages, 34 p., 15 €
Antoine Emaz, Prises de mer, le phare du cousseix, 16 p., 7 €
Antoine Emaz, Pays, Ed. imag[in]e, 36 p., prix non précisé
1.Aencrages, 34 p. (non paginées),15 €.
2. Le phare du cousseix, 16 p., 7 €.
3.Je pense aussi à un autre poème d’Emaz publié aux éd. Unes fin 2017, Passants.
4. Ed. imag[in]e (10 rue Vieille de l’Hermitage -95300 – Pontoise), 36 p., tirage : 20 ex. plus quelques H.C.