L’anthologie Beat Generation de Gérard-Georges Lemaire, parue à l’automne 2004 chez Al Dante*, constitua en son temps un événement littéraire. Cette « petite histoire abrégée d’une génération rebelle » offrait aux lecteurs français un généreux aperçu d’une supposée « bohême littéraire » que l’usuelle sainte trinité Ginsberg/Kerouac/Burroughs résumait abusivement. Des auteurs ignorés, des noms rarement prononcés – Gregory Corso, Carl Salomon, Brion Gysin, Herbert Huncke, Lawrence Ferlinghetti, Gary Snyder, Michael McClure, Bob Kaufman ou encore Philip Lamantia – étaient soudain convoqués. Il y avait tout à coup abondance d’œuvres – essais, fictions, poèmes ; et la richesse de ce mouvement éclatait enfin. Une abondante préface témoignait d’existences singulières, de textes de haut vol, de révoltes et de révélations, de dérives et de débâcles aussi. La lecture du sommaire cependant étonnait par sa diversité toute masculine : une femme seulement (seule une femme) – Diane di Prima – y figurait. Heureuse élue, se disait-on alors en consultant la notice de présentation : poétesse, Diane l’était, et quatre modestes pages de traduction le prouvaient timidement ; revuiste, elle l’avait été aussi, puisqu’elle collabora à la création des revues Yugen en 1958 et The Floating Bear en 1961 ; mère, elle avait eu cinq enfants. Une anecdote, que Ginsberg se plaisait à conter, venait égayer cette aride biographie : plus qu’une histoire d’alcôve, l’évocation d’une partouze à laquelle di Prima aurait volontiers participé en compagnie du susdit poète, de Kerouac, d’Orlovsky et d’« amis danseurs ». Étrange destinée littéraire…
L’anthologie Beat Attitude, que les éditions Bruno Doucey viennent de publier, présente un sommaire bien différent qui bouscule l’historiographie de la Beat Generation et défait ce que nous croyions en savoir. Établie par Annalisa Mari Pegrum et Sébastien Gavignet, cette anthologie de près de 200 pages donne enfin voix aux oubliées d’un récit si masculin. « L’histoire des femmes de la Beat Generation n’est pas derrière nous mais devant. Puisqu’elle n’est pas écrite, ou si peu. Puisque nous découvrons à peine ces femmes. Puisqu’elles ouvrent une route qu’aucune carte ne répertorie », constate Bruno Doucey dans sa « Préface ». Certes, depuis deux décennies, de nombreuses universitaires anglo-saxonnes déconstruisent le sexisme ordinaire de l’histoire des Lettres, fussent-elles rebelles ou révoltées. Certes, la publication en France de Beat Generation. L’inservitude volontaire**, au printemps 2018, fait place à ces femmes qu’on évince par habitude ou par ignorance. Mais la diffusion de ces travaux académiques n’excédant que rarement le champ clos des universités, on ignorait jusqu’à cette anthologie, hormis Diane di Prima, les noms et œuvres de Denise Levertov, Lenore Kandel, Elise Cowen, Hettie Jones, Joanne Kyger, ruth weiss, Janine Pommy Vega, Mary Norbert Körte ou Anne Waldmann. Car, oui, la Beat Generation était faite aussi de femmes, presque aussi nombreuses que les hommes. Perturbant le « boy gang » littéraire promu par Ginsberg, ces femmes écrivaient, publiaient, s’engageaient, aimaient, enfantaient, maternaient, se perdaient, se retrouvaient ; elles dénonçaient les représentations et les rôles, les valeurs et les préjugés, l’ombre et le silence auxquels on – les Beats comme les autres – les renvoyait obstinément. Cet ouvrage ouvre par conséquent d’importantes perspectives. Il impose de revoir l’histoire de la Beat Generation, exige de la reconsidérer avec lucidité. Délaissons le mythe glorieux des anticonformistes – marginaux, rebelles ou dissidents genrés ; et relisons les œuvres de cette constellation poétique, celles que nous connaissions déjà, mais aussi et surtout celles que nous découvrons enfin. Il n’est pas sûr que « les écrivains beat appartiennent définitivement au passé », comme le suggère Jacqueline Starer ; mais il est indubitable que « les femmes de la Beat Generation appartiennent au présent », qu’elles sont « nos contemporaines. » Cette contemporanéité est renversante. « It’s not a “Generation”, it’s a state of mind », écrivait Diane di Prima dans le poème « Keep the Beat », en 2014. Depuis les années 1960, cette révolution de l’esprit, déconstruisant les schèmes de la domination, connaît bien des aléas. Mais elle se poursuit vaille que vaille, et cet ouvrage contribue à son déploiement.
Olivier Penot-Lacassagne
Beat Attitude. Femmes poètes de la Beat Generation, Sébastien Gavignet & Annalisa Marí Pegrum, Éditions Bruno Doucey, 2018, 208 p., 12€ (lien vers la fiche du livre sur le site de l’éditeur)
*Gérard Georges Lemaire, Beat Generation, Al Dante, 2004, 384 p.
**Olivier Penot Lacassagne, Beat Generation, L’inservitude volontaire, Editions du CNRS, 2018, 392 p., 25€ (lien vers la fiche du livre sur le site de l’éditeur)