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(Note de lecture), Jacques Moulin, L’Épine blanche, par Régis Lefort

Par Florence Trocmé

Ma main droite est le silence, la gauche, les oiseaux. [...]
Puis les oiseaux se renversaient en V sans disparaître,
en V, comme pour de vrai.
Bernard Vargaftig, Un même silence


(Note de lecture), Jacques Moulin, L’Épine blanche, par Régis Lefort
Comment dire le deuil ? Comment dire la mère morte comme une mer vient mourir sur l'estran, cet espace de l'entre-deux ? Pour le formuler avec Jacques Moulin, " Comment emporter sa morte et devenir léger ? " En pays de Caux, le présent est troublé, la mer étale, et un certain Jaboc, les " pieds perdus " à la falaise, entre dans le vertige, l'apprivoise peu à peu, enfin s'élance, égrenant l'abécédaire pour tromper sa douleur, s'élance ou se risque : étreindre le langage comme tout vous étreint.
Il semble qu'il y ait quelque pudeur à dire " Maman est morte ". On se sent un peu gauche, sans doute. On a trop de jambes, trop de bras, on a le corps maladroit. La mère est-elle morte ? Il faut ré-apprivoiser jusqu'à son appareil phonatoire pour dire ce qui étrangle. La mère reste, pour un temps, cette particule élémentaire qui est l'aspect corpusculaire de la lumière. Absente. Présente. Alors on joue au jeu de D., au " Je " de D. comme pour affronter cette réalité rugueuse à étreindre - Et tout l'abécédaire s'évertue mais l'on doit s'arrêter au D., à Denise. La mère. Puis soudain : " Denise décès et deuil une chute de dentales ". Ou bien encore : " Mère allongée houle forte en elle. La maladie des grands vaisseaux rouillés embarqués à jamais sur la mer sans plus la fendre. " En pays de Caux, " l'abécédaire va jusqu'à D. " Un coup de D.
Tout rapproche le pays et la femme : " Mère et Manche. [...] la mère est là assise dans son fauteuil [...] Mer un peu assise elle aussi le temps d'un étal. " Le fils veillant sa mère pourrait être ce " couchant " convoqué dès le début du texte, celui qui couche la mère pour, au matin, l'éveiller d'une écriture d'aube, même si l'aube transperce parfois le cœur de son épine noire : " l'aube n'est jamais neutre qui dans sa déchirure éveille l'épine noire. "
Jaboc, c'est ainsi que la mère appelle son fils. Jaboc, parce qu'à la maison on aime ce qui fait [ok], qui hoquète, un bock, un bloc, le soc, les rocs. Et dans ce mouvement qui fait claquer la langue, le fils veut dire l'essentiel, non pas la douleur peut-être mais ce qui heurte ou hoquète et fait perdre pied. Et c'est là, dans ce mouvement de phrases courtes, dans ce mouvement où le nom perd souvent son déterminant, là, où un " caïque " hurle son tréma car celui-ci " laisse encore passer le cri ", là, dans l'espace où déferlent de toutes parts des vagues de sens dans l'absence de sens, que Jaboc pose la question clé : " Peut-on faire retour en son ventre ? " Oui, à condition que s'inversent les rôles. Jaboc / " Je " est alors à son tour celui qui met au monde. Il est ce " Je " de D. qu'il a cherché, peut-être toute une vie, et qu'il ouvre ici dans un chant éblouissant entrecoupé de prières.
Là où naissait un vertige sans précédent avec le puits et son danger de gouffre, au moment-même où lui, le fils, " est au puits et songe à sa mère ", au moment où il est totalement démuni, quelque chose s'inverse. Les " gros blocs de pierre chargés de briser les lames du port " trouvent un écho inversé dans les blocs de mots chargés de briser les larmes du corps. Alors que les blocs de pierre empêchent, que " les mots font bloc à l'intérieur " de la mère, Jaboc, malgré son caractère " tendre et friable ", libère la parole et porte en lui, en son " Je ", le cœur calcaire de D.
Adieu " les moissons sous la faucheuse ", adieu " notaire / Mère en terre ", adieu ce " non-lieu qu'elle est devenue ". " Je " en D., hanté par la langue du poème, a trouvé le lieu, la terre et le temps de la moisson. " Je " a trouvé le point d'assemblage ou le point d'achoppement : l'enfance sur les quatre heures. À cette heure sacrée s'opère le renversement. Jaboc, blessé de D., cet autre Jacob qui devint Israël, porte désormais en lui la trace de la blessure, mais s'il s'en va boitillant dans la langue, si le langage enfantin fait à nouveau surface - " Il avait un peu peur de la trique de la plante. Qu'on dirait qu'elle est faite pour les maîtres d'école. " - il s'agit d'envisager " l'endroit des choses à l'envers. Comme le fossé qu'on dit talus dans l'openfield. C'est le trou qui fait la butte. " Et le poème naît et court son chemin.
Dans ce renversement de la logique, qui s'inscrit comme une façon différente de voir, tout doit d'abord se vider avant de se réorganiser : faire un pèlerinage au cimetière, vider l'appartement de la mère, s'en séparer. " On vide on vide. On enterre tout. " C'est alors que l'image du père survient. Et le lecteur comprend que, outre le deuil, ce " Je " de D. doit s'affranchir du passé.
D. rappelait souvent qu'elle n'avait pas vraiment reconnu au retour de sa captivité celui qui serait le père de son fils. Elle parlait de l'inconnu sépulcral debout dans une cour d'école déserte. Du revenant de guerre quasi soldat inconnu tant il était défait. Décomposé disait-elle.
Pourquoi ce passage de " retrouvailles vrillées " dans cet hommage à la mère ? Sans doute le " Je " va-t-il plus loin dans son poème. Sans doute ne s'agit-il plus seulement d'un chant de deuil, mais aussi d'une quête d'identité. " Je " doit se rappeler. " Je " doit tuer ses fantômes. " Je " doit éviter d'errer dans la vie comme sur " un long quai trop vide ". Vienne le poème. Et il entre dans l'acceptation et le dépassement de la douleur, dans son " poème incontournable ", dans son " poème sur fond d'oiseaux ".
Si " les morts sont sans adresse ", les mots ne le sont pas. Jaboc / " Je " a trouvé pour D. une adresse pleinement adresse : son poème. Peu à peu, " De digue en deuil il vogue au mieux. " Entre falaises et blancheur de la lumière, tout reprend corps dans l'élégance discrète. Et si Jaboc pense vraiment que " les mères attendent leurs fils pour mourir ", " Je " doit être convaincu que, par ce coup de D. magnifique qu'est son poème, et comme Gérard de Nerval, il a " retrouv[é] la lettre perdue ou le signe effacé ", il a " recompos[é] la gamme dissonante " lorsque celle-ci dissonait, et tous deux, " Je " et D., " [ont pris] force dans le monde des esprits ".
Régis Lefort,

Jacques Moulin, L'Épine blanche, Dessins de Géraldine Trubert, lecture de Michaël Gluck, L'Atelier contemporain, 2018, 128 p., 20€


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