Je suis née ici, lui dis-je en désignant la maison de mes parents, avant de rectifier, je ne sais pas pourquoi, j'ai grandi ici, et je ne sais même plus ce que ça veut dire en vrai, depuis combien de temps je ne suis plus entrée dans cette maison et si vraiment cela a encore un sens tellement ça me semble loin.
J'ai grandi ici c'est pourtant vrai, sur ce chemin qui me paraît aujourd'hui si étroit et les noisetiers si grands et touffus, j'ai appris à rouler à vélo, je pense, sans savoir que le soir même je recevrais quelques images de ma petite dernière pédalant fièrement, pour la première fois seule, le casque un peu de travers. Il n'y a pas de hasards.
J'ai grandi ici, et là c'était le chemin où nous ramassions des châtaignes le dimanche après-midi, avant de rentrer les joues fraîches et rouges comme les pommes du jardin, même saison. Là tout en bas, le long de la rivière, on faisait du vélo, et c'était l'enfance que j'avais presque oubliée et qui me saute aux yeux devant le serpentin qui se fraie un chemin entre champs et forêt.
J'ai grandi ici, et je pense non pas gagné des centimètres, mais c'est ici, tout ce que tu vois, qui a fait de moi ce que je suis, mes bases, mes racines, elles sont là, dans ce jardin qu'on n'aperçoit plus derrière la haie un peu trop haute, et plus tard, dans les rues pavées de cette ville, vingt kilomètres en aval.
Regarde, regarde comme c'est beau, je lui répète à chaque coin de rue, émerveillée moi-même de ces endroits presqu'oubliés, où les souvenirs surgissent l'un après l'autre et j'essaie de lui raconter mais tout cela si longtemps après n'a plus ni queue ni tête et je me tais. Alors je dis goûte, goûte, les gaufres au sucre chaudes et collantes les speculoos le chocolat, la tarte au riz les cûtès peures les cuperdons, le massepain cuit - oh le massepain cuit s'il ne devait rester qu'un goût de l'enfance ce serait celui-là, la croûte bien dorée si parfumée.
Devant la lourde porte en bois que j'ai poussé e chaque jour pendant six ans, je lui dis que dès le premier jour on m'a appelée par mon prénom, et tu vois derrière ce mur il y avait le jardin et la glycine merveilleuse, mais non bien sûr tu ne peux pas voir tout ce qui passe dans mes yeux à cet instant mais il est doux de le vivre avec toi.
L'ami d'avant et puis de toujours me serre contre lui et me glisse tu n'as pas changé tu sais, et ce compliment est le plus joli que je puisse recevoir, même si j'avais oublié que tu avais ces yeux magnifiques, ajoute-t-il, malicieux.
Ce soir la ville se fait lumière et la foule mouvante avance le nez en l'air, l'air est si doux encore pour la saison dans ce royaume des ombres. On mange, on boit et on lève son verre pas plus grand qu'un dé à coudre, un dernier pas de danse dans la Cour des Minimes, Elle semblait bien dans sa peau, Ses yeux couleur menthe à l'eau...
Plus tard dans la nuit, l'orage se chargera d'éteindre les milliers de bougies et feront rentrer les derniers fêtards. Au petit matin, on croira avoir rêvé. Mais moi je sais: je suis revenue.