Mário de Sá-Carneiro est
né à Lisbonne en 1890 dans une famille de la haute bourgeoisie portugaise ; il
commence à écrire des poèmes à l’âge de douze ans, à traduire Victor Hugo à
quinze ans, Goethe et Schiller à seize. Il rencontre Fernando Pessoa à l’âge de
21 ans, qui deviendra un ami intime ; ils publieront ensemble, avec entre
autres le peintre et poète José de Almada Negreiro dans la revue Orpheu, qui promeut le Modernisme dans
la culture portugaise durant les premières décennies du xxe siècle. Quand il avale de la strychnine en
1926, dans un hôtel parisien, il avait publié une pièce de théâtre, un roman et
plusieurs recueils de poèmes. Destinée éblouissante que Pessoa résume de
manière admirable : « Mário de Sá-Carneiro n’a pas eu de biographie, il
n’a eu que du génie. » Les éditions La Différence ont réédité l’an dernier
dans leur collection de poche Minos une édition bilingue des Poésies complètes de Sá-Carneiro.
Pour présenter en quelques mots la poésie de Mário de Sá-Carneiro, je
commencerai par un thème majeur qui se laisse appréhender dans Dispersion, le premier recueil :
l’ambiguïté de la vision poétique. « Mes songes, lions de stupeur et de
feu rompus au halage / De la tour de qui mon Âme était l’attelage » (p.
109) Embarqué pour une quête de l’identité, ses rêveries, ses fantasmes, ses
obsessions (beaucoup d’armures, de tours, de châteaux, tous les échos du "bronze
médiéval" qui retentit en lui) le guident et l’égarent. Dans le geste
initial de Sá-Carneiro, il y a quelque chose du « Bateau ivre »,
quelque chose de la vision débridée, du halage fou autant que de l’amertume du
voyageur qui, s’étant abandonné glorieusement “"A l’aérienne spirale qui
vers les cimes m’emporte", constate le risque de solitude :
Vers le triomphe majeur, en avant toutes !
Mon destin est autre – il est haut et rare.
Il coûte seulement très cher :
La tristesse de ne jamais être deux…
(p. 41)
Cette ambiguïté donne le ton de maints poèmes, tendus entre la fascination pour les images et la conscience de la vanité de ces images, de ces rêveries, écume toujours d’un monde lointain, - absent, presque défunt – à tout le moins d’un monde imaginaire, dont la réalité est problématique. « Do I wake or sleep » se demande Keats à la fin de son « Ode au Rossignol » ; serait-ce une nuée, aurait dû se demander Ixion au lieu d’embrasser celle qui précipita sa chute aux Enfers. « Pourtant, rien n’a été simple illusion » (p. 67) écrit-il aussi, car il a confiance en son imaginaire, sentiment nécessaire à une connaissance de soi. Comme l’explique si bien Fernando Pessoa dans le petit texte d’hommage placé en tête du livre, le sentiment d’égarement de Sá-Carneiro est aussi dû à son génie visionnaire, qui devait fatalement l’exclure de ses contemporains, tragique bénédiction : « il a dû subir, outre l’indifférence qui entoure les génies, la dérision qui poursuit les novateurs, prophètes, comme Cassandre, de vérités que tout le monde tient pour mensonge » (p. 9). Égaré parmi les voiles du songe, le voilà réduit à une recherche erratique et exténuante de soi-même, dispersé qu’il est entre ce qu’il imagine et les identités dans lesquelles il se projette. Et l’on comprend pourquoi le premier recueil du poète s’intitule « Dispersion » :
Tout a eu son commencement… et tout a raté…
– Oh ! La douleur d’être-presque, cette douleur sans fin… –
Je me suis fourvoyé parmi les autres, fourvoyé en moi,
Aile déployée qui n’a pas su voler…
(p. 66)
Dispersion et rassemblement, opposition fondamentale de la poésie, depuis Baudelaire au moins qui voulait « Rassembler à neuf les terres inondées », depuis même la poésie baroque et sa fascination ambiguë pour les chimères de l’imagination… Voilà Sá-Carneiro en morceaux, à la recherche de son unité. Teresa Rita Lopes résume bien cet état problématique dans sa préface : « Il se sent irréel, posthume, une âme vagabonde à la recherche d’un corps – un de ces êtres qu’on appelle vampires et que l’on reconnaît à ce signe : quand ils se regardent dans un miroir, ils ne s’y trouvent pas… » (p. 28). Sá-Carneiro a honte de soi, honte du divorce entre le rêve et la vie qui est son mode d’existence, honte de n’être qu’un fantôme, qu’un regret :
Lord des Écosses qu’en autre vie je fus,
Le voici aujourd’hui qui traîne ici-bas sa décadence
Sans fastes ni équipages.
Milord réduit à vivre d’images,
Qui s’arrête aux devantures de bijoux d’opulence
Dans une brume de désirs – dans l’illusion du doute…
(p. 197)
On a du mal à ne pas lire
les vers de Sá-Carneiro à la lumière de la tragique décision qu’il a prise.
« Dans ce formidable enchevêtrement de choses tragiques et mêmes
picaresques, je ne parviens pas assez à m’y retrouver pour vous donner certains
détails. » (p. 304) écrit-il dans une des dernières lettres qu’il envoie à
Pessoa. Il formule à plusieurs reprises son projet de suicide, il donne même
des dates, des heures précises. Si la mort n’est pas à proprement parler un
thème dans les poèmes de Sá-Carneiro, peut-être a-t-elle été comme une manière
de trancher le problème de l’identité, comme Alexandre à Gordes. La poésie de
Mário Sá-Carneiro, un vers semble la résumer, le dernier vers du poème
« Lord », à l’instant cité : « Et la Couleur dans mon œuvre,
vestige de l’enchantement… » (p. 197) Toutes les inventions de la poésie
comme une vaine dépense d’énergie et d’imagination pour combler une faille de
l’identité, pour tenter d’échapper à un vertige dont le remède augmente la mal.
Ce petit parcours est bien loin d’être exhaustif ; il y aurait encore beaucoup
à dire sur les réseaux d’images qui infusent sa poésie, sur les tentatives
poétiques purement modernistes, sur l’amour et les femmes… Mais j’espère en
tous cas que ce bref aperçu vous aura donné envie de lire Mário de Sá-Carneiro.
Contribution de Maxime Durisotti