Il m’aura fallu attendre quelques mois pour évoquer ici la disparition de l’artiste Jacques Tissinier (1936-2018) avec lequel j’entretenais une relation amicale depuis quarante cinq ans. Cette disparition trop discrète mérite de rappeler combien l’itinéraire de l’artiste n’a cessé de se confronter à l’art public.
Peintre puis sculpteur, Jacques Tissinier a voué son œuvre à un destin signalétique. Sous un prétexte utilitaire, il signe d’abord un abribus au début des années soixante dix. Puis, pendant quarante ans, les autoroutes, bâtiments publics ont accueilli ses œuvres qui rivalisent de force, d’élan, signes incontournables placés au carrefour de notre quotidien.
«Artiste public numéro un»
Être montré du doigt comme «Artiste public numéro un» n’est pas donné à tout le monde. C’est pourtant ce qui est arrivé à Jacques Tissinier, à l’initiative de Jacques Séguéla.
Car le signe et le sens vont de concert dans ses œuvres. La sculpture doit s’inscrire dans l’espace, dans une architecture, mais également dans la mémoire collective que ce soit le tragique souvenir cathare, la lancinante douleur de la mémoire indienne ou la symbolique d’une terre, avec un T comme Tissinier . On doit y ajouter les «Tissignalisations » , clin d’œil habile qui désigne ou qui « design » pourrait dire l’artiste toujours préoccupé d ‘allier la forme et la fonction.
L’art public n’est pas, pour autant, un océan de tranquillité pour les artistes. Jacques Tissinier eut l’occasion de s’en apercevoir il y a quelques années. A Pamiers, sous un prétexte technique surprenant, une fontaine dédiée au bicentenaire de la Révolution française a dû laisser la place à une chape de béton, cédant le terrain à la primauté de l’espace marchand sur l’espace mémoriel. Peut-être êtes-vous passé sans le savoir près d’une de ses scultures monumentales, sur une aire d’autoroute, sur une place urbaine ?
Hommage au massacre de Maillé en aout 1944 (aire d’autoroute de Maillé).
Quelques mois avant sa mort, ses créations des année soixante dix rentraient officiellement dans les collections du musée des arts décoratifs à Paris.
Pendant plus de quarante ans j’ai suivi l’œuvre de Jacques Tissinier au gré des rencontres, des visites dans l’atelier. L’homme n’était pas avare de paroles sur son travail, toujours prêt à expliquer, décrire le pourquoi et le comment de sa démarche. Peintre et sculpteur, tout le ramenait au bout du compte à cet art public qu’il a servi tout au long de son parcours.
Dès l’ouverture du Centre Pompidou à Paris, son crayon signait sur les flans du Centre la phrase hommage à Eluard : « J’écris ton nom Liberté ».
Un jour qu’il parcourait les routes pour son travail, Jacques Tissinier a craqué pour une ferme en Saintonge. Il s’est posé là, et peut-être habité par les fantômes de tous ces créateurs qui foulèrent le chemin de Compostelle, il s’est remis à peindre, recherchant dans l’ogive Romane la clef de voûte de la peinture contemporaine. A sa manière, Jacques Tissinier repensait la démarche d’un Claude Viallat en l’inscrivant de plus dans une perspective de civilisation.
Jacques Tissinier n’était peut-être pas le dernier des Mohicans ni le dernier cathare. Mais il a certainement semé, comme ses aînés de la voie de Compostelle, le long des autoroutes, sur les places publiques, dans les bibliothèques et dans les cours d’écoles, quelques signes de pierre ou de béton pour nous dire que la civilisation est une route.