Il y a des événements qui se perdent dans le tumulte de l’actualité. Ils n’en constituent pas moins des balises de compréhension, même partielles, du cours de l’Histoire. Comptent parmi celles-ci, les revendications de l’Ile Maurice, examinées dernièrement par la Cour Internationale de Justice de la Haye (CIJ), au sujet de l’archipel des Chagos actuellement sous pavillon du Royaume-Uni. En effet, s’intéresser à ces 55 îles perdues au milieu de l’océan Indien (dont 3 seulement sont habitées) replongent simultanément à l’époque de la décolonisation et des tensions de la Guerre froide tout en nous offrant une lucarne sur ce que sont ou seront les rapports de force géopolitiques dans les instances internationales, dans la sphère maritime de l’océan Indien et sur un des fronts de la bataille informationnelle globale. Ainsi, à la suite de l’adoption par l’Assemblée générale des Nations Unis de la résolution 71/292 en juin 2017, la CIJ doit rendre un avis consultatif sur les conséquences légales de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965 en éclairant deux points essentiels: la pleine légalité de la décolonisation de Maurice lorsque l’indépendance lui a été accordée en 1968 à la suite de la séparation de l’archipel des Chagos et la capacité pour Maurice de permettre le retour de ses citoyens natifs sur ces iles.
Plongée dans les profondeurs d’un passé définitivement révolu
En 1965, lors des pourparlers sur l’indépendance, Londres rachète ces îles aux autorités semi-autonomes mauriciennes et les sépare du territoire pour constituer le territoire britannique de l’océan Indien (British Indian Ocean territory / BIOT). Ainsi, alors que Maurice devient indépendant en 1968, le Royaume-Uni maintient donc sa souveraineté sur l’archipel des Chagos. La même année débute l’expulsion et la déportation des 2000 habitants de l’archipel vers Maurice et les Seychelles pour permettre la construction d’une base militaire sur l’une des trois iles habitables, Diego Garcia. Les installations de cette base britannique sont louées à l’armée américaine dans le cadre d’un bail se terminant initialement en 2016 mais déjà prorogé pour 20 ans au terme de celui-ci. Face aux revendications récurrentes de Maurice exposées dans les différentes juridictions, Londres a tenté de les désamorcer autour d’engagements politiques : reconnaissance et excuses officielles au sujet de traitement infligé aux populations autochtones, mécanismes de compensation ainsi que l’accord pour la restitution de l’archipel disputé lorsque les impératifs de défense le permettront mais sans pour autant proposer un calendrier précis.
Aperçu sur la tectonique diplomatique actuelle
Les différentes étapes franchies par la résolution 71/292 portée par Maurice donnent les prémices des nouveaux équilibres :
- L’affaiblissement du poids du Royaume-Uni sur la scène internationale avec, comme révélateur ultime, l’humiliante issue du vote de l’Assemblée Générale des Nations Unis en Juin 2017: seulement 15 pays (incluant l’Australie, la Nouvelle Zélande) ont appuyé sa position (contre la recours à l’avis consultatif de la CIJ), pourtant activement soutenue par la diplomatie américaine qui a rallié à cette cause, entre autres, Israël et la Corée du Sud. Une large majorité, 94 pays, s’est donc opposée à Londres (et à Washington). De plus sans négliger la détérioration des solidarités entre pays du Commonwealth, l’évanescence de la voix britannique se reflète également dans la constitution du CIJ : il n’y a pas de juge représentant le Royaume-Uni siégeant dans cet organe et ce, pour la première fois depuis sa création.
- Une franche divergence entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne ? L’abstention massive des pays européens, France et Allemagne en tête, forts contributeurs aux 65 pays de ce bloc, laisse augurer une attention scrupuleuse à ses propres intérêts.
- Une empreinte chinoise naissante sur la diplomatie des pays africains ? S’étant abstenue lors du vote de la résolution en 2017, la Chine a affiché une posture de discrétion dans ce processus compte tenu de son refus de reconnaître un avis de la justice onusienne favorable aux Philippines dans leur différend en mer de Chine méridionale en 2016. L’unanimité affichée par l’Union Africaine dès 2016 pour réaffirmer le soutien du continent à Maurice ne s’est jamais démentie. Bien qu’incontestablement unifiés autour de la volonté partagée de solder une séquelle encore vive de la décolonisation, l’examen de la liste des pays, autres que Maurice, ayant pris part à la procédure orale devant la Cour de la Haye – le Botswana, le Kenya, le Nigeria, l’Afrique du Sud et la Zambie – laisse apparaître une prédominance de l’Afrique bénéficiant d’importants financements chinois.
- Le renforcement du statut de grande puissance de l’Inde, qui suit maintenant son propre agenda. L’Inde a su trouver une voie médiane entre le nécessaire rapprochement avec les États-Unis pour endiguer l’appétit chinois (sans céder à sa pression sur la tonalité de son vote), son inclination à réparer les affres de la colonisation (soutien de la résolution de Maurice) et son leadership parmi les pays non-alignés.
Cristallisation de toutes les velléités de puissance maritime régionale
Établie lors de la Guerre froide, la base militaire de Diego Garcia est dotée d’un port en eau profonde aménagé dans le lagon afin de permettre l’accostage des plus forts tonnages[1]. Elle conserve un rôle majeur de soutien logistique au sein du commandement américain Indopacifique compte tenu de sa relative proximité avec le Moyen Orient, le golfe Persique et l’Asie du sud-est. Située à mi-distance entre l’Indonésie et la Tanzanie, une lecture actualisée des enjeux la positionne dorénavant aussi sur un axe critique pour les flux mondiaux de biens et d’hydrocarbures. Mais les dernières années l’ont propulsée en confrontation directe avec les ambitions maritimes chinoises, déployées dans la région par la stratégie du collier de perles. Des projets de développements ou d’extensions portuaires ont été ainsi confiés à des compagnies chinoises au Bangladesh, en Birmanie, au Sri Lanka, aux Maldives et au Pakistan entre autres. Diego Garcia s’inscrit au cœur de l’architecture navale américaine, en lien avec ses alliés indiens, destinée à contenir cette expansion chinoise construite à partir d’installations portuaires civiles à usage dual.
Reflet des prochains champs de bataille
En appui aux arguments juridiques et politiques, la tactique du Royaume-Uni a aussi consisté à dévitaliser l’une des réclamations mauriciennes, à savoir l’accès aux ressources halieutiques de la zone. Ainsi, en 2010, l’une des plus grandes zones marines protégées (dont est exclue Diego Garcia) a été créée par Londres autour de l’archipel des Chagos, au sein de laquelle la pêche commerciale est bien évidemment dorénavant proscrite! De nombreuses ONG et organisations scientifiques anglaises et américaines ont été mobilisées pour asseoir cette initiative sur des fondements purement scientifiques et la volonté de protéger un environnement unique (la légalité de cette réserve a été contestée par des instances onusiennes par la suite). Dans un câble diplomatique, les autorités américaines ont confirmé, en filigrane, la finalité de cette opération. Face à cette occupation de l’espace public par une mobilisation sur l’environnement, il est prévisible, en cas d’avis consultatif favorable à Maurice, que les attaques informationnelles des adversaires des États-Unis dans l’océan Indien résonneront au sujet de « l’impérialisme américain » niant la dignité d’un peuple cherchant à retourner sur ses terres. La pression pourrait se renforcer rapidement car des documents suggèrent que toute solution intermédiaire (retour des habitants et maintien de la base) est impossible compte tenu du danger causé par la promiscuité des structures d’amarrage des navires dans les installations militaires de Diego Garcia
Les tensions autour de l’archipel des Chagos illustrent parfaitement la pluralité des rapports de force. La puissance d’un pays se mesure aujourd’hui par sa capacité à occuper tous les champs d’affrontement et à s’y montrer intraitable dans la défense de ses intérêts.
Bruno Goutard
[1] Vincent Themelin, Jeu de go dans l’océan Indien, Diplomatie / Les grands dossiers n°46.
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