Marina de feu
Cette poésie extrêmement puissante parvient à lever le voile de tristesse pesant sur la parution du livre, quelques mois après la mort de Véronique Lossky, immense traductrice de Tsvetaeva. On eut aimé qu’elle puisse partager notre joie et notre enthousiasme, elle qui a consacré sa vie à Tsvetaeva, commençant par les merveilleux volumes faits chez Clémence Hiver, puis poursuivant sa tâche au Seuil avec Todorov puis aux Syrtes.
Outre son talent, elle était une personne chaleureuse, ouverte et gaie, avec qui partager quelques heures était, comme avec Michel Aucouturier, le traducteur de Pasternak disparu à la fin de l’année dernière, un privilège et un bonheur. Elle aura été courageuse face à la censure russe. Elle aura su, comme le souligne Caroline Bérenger, trouver « la voix française de la poétesse », ce qui n’est pas une mince affaire considérant les difficultés à rendre la prosodie, les images et les rythmes propres à Tsvetaeva.
La Poésie lyrique de Marina Tsvetaeva (1892-1941) a été publiée aux Syrtes, en deux volumes, il y a trois ans, après d’autres parutions comme divers volumes de lettres, les Carnets ou la Correspondance avec Pasternak, cet échange de feu, où Tsvetaeva mène le bal à un train d’enfer jusqu’à l’arrivée dans la vraie vie, les très rares rencontres décevantes qu’elle aura repoussées autant que possible, fine et fidèle stratège de l’amour idéalisé.
Les Grands poèmes (écrits en gros entre 1914 à 1936) sont hantés par les ombres de Rilke et Pasternak mais aussi par une figure très admirée dans la jeunesse de Tsvetaeva, le poète Ellis, dit « le Magicien », titre également du premier long poème, datant de 1914. Déjà la poésie en majuscules, pourrait-on dire, s’exprime, force des mots et des vers, points d’exclamation, présence, appartenance, vitesse, intensité, tout est là, vécu, dévoré, comme digéré et transfiguré en mythe (l’apport mystique est extrêmement important chez elle, autant que le mythe).
L’imagination ne faisait pas défaut à Tsvetaeva, jamais en défaut d’inventer une histoire, tel « Sur le cheval rouge », sur le modèle du folklore russe. Suit le Poème de la montagne, avec ses répétitions martelées, cette montagne vivante, ogresse, autoritaire et plaintive tout à la fois :
« La montagne disait aussi que le démon
Nous égare, que ce jeu n’a pas de sens.
La montagne parlait, nous étions muets,
Laissant la montagne juger ».
Le poème roule littéralement, vocabulaire puissant (on est assez loin du Less is more contemporain mais cela tient remarquablement bien) à l’égal du sentiment ou de la sensation.
Le Poème de la fin (clôturant une idylle pragoise passionnée), si célèbre à juste titre, c’est l’amour tsvetaevien, démarrant au quart de tour, fusionnel, complètement physique et complètement idéalisé dans le même temps,
« l’amour signifie l’union
Chez nous tout est séparé : bouche… vie… »
…
« … (En silence : écoute !
Vouloir est affaire de corps,
Nous sommes l’un pour l’autre des âmes »
Elle court à la catastrophe, le sait, y va, en souffre, rejette cette souffrance, le tout dans un même mouvement furieux :
« Privés de sens, absolument et complètement :
Nous-nous-sé-pa-rons. Une – parmi cent ?
Simplement cinq syllabes,
Et puis – rien. »
Elle se relèvera, aura de nombreuses autres amours non moins brûlantes, entre autres « Pasternak ! » comme elle dit, à qui elle adresse « Envoyé de la mer ». A la lire on est parfois tenté de sourire de son intransigeance, de même de cette force égotique (« Moi ! ») mais cette force aura été le noyau de sa poésie à travers une vie extrêmement dure et même terrible. À côté d’idylles très terrestres, il y a l’ange Rilke, « d’ailleurs si tu es là, le vers est là, c’est toi », amour plus éthéré, « au-dessus du rien de ces deux corps / Le plafond évidemment chantait », celui avec lequel elle évoque son amour de l’allemand, des langues en général, avec le souhait d’une « langue des anges »
« (Oui l’allemand m’est plus proche que le russe/Mais de tous, le plus, celui des anges !) ».
Pour parfaire la lecture, il faut lire la Correspondance à trois (Gallimard).
L’intelligence amoureuse de Tsvetaeva éclate sans cesse. Bien sûr, elle sera souvent déçue mais elle aura brûlé, et c’est tout ce qu’elle souhaitait. Ses partenaires n’auront, si grands soient-ils, jamais été à la hauteur. Elle aura été une grande amoureuse, mais jamais en position de faiblesse ni de soumission.
Marina Tsvetaeva aura connu la persécution, l’exil (en France notamment), la pauvreté, la faim et même la misère (sa seconde fille est morte de faim, elle est évoquée dans « le taurillon rouge »), elle est aussi un poète social et politique, même si elle transcende les choses par sa tentation mystique, ses lectures bibliques. Terrible description, en vers brefs, des logements glacés, de la promiscuité :
« Affaires de pauvres ! Une nasse
Est-elle un objet ?
Un objet – cette planche ?
Les affaires des pauvres – les os et la peau
Peu de chair – que du chagrin. »
(Poème de l’escalier).
La misère perce toujours le cœur de Tsvetaeva, le pauvre soldat passe toujours avant la victoire d’une bataille, ainsi le vibrant, battant tant il est rythmé, « Perekop », poème de la bataille du même nom, harangue violente dont le lyrisme est comme un sanglot sec.
Certains poèmes sont parfois énigmatiques, comme le Poème de l’air, ou les quelques fragments retrouvés du Poème sur la famille du tsar, de l’aveu même de Véronique Lossky. Suivent encore les poèmes-contes, aux vers un peu plus longs, au langage plus doux et plus féérique sans qu’elle renonce pourtant à une sorte de brutalité (« L’autre, crac ! Dans sa bouche à escrocs/l’épingle, crac, il la saisit », on est loin de Grimm !). La puissance des images classiques ne manque pas à « La princesse-amazone », ni l’or ni l’argent ni les princesses, ni les princes, mais la princesse en question est d’abord une amazone, charnelle et tempétueuse…
D’autres longs récits que le lecteur français connaissait peut-être dans d’autres traductions, « le Gars » ou « le Preneur de rats » figurent ici, longs poèmes narratifs, ainsi que d’autres moins connus. C’est à leur lecture que l’on prend conscience de la diversité poétique de Tsvetaeva, capable au fond de mener des poèmes sur des années, tout en travaillant sur d’autres. Sa puissance est phénoménale et force l’admiration, surtout quand on sait qu’elle vivait avec rien, souvent seule, sans nouvelles de son mari, de sa fille, exilée en France, incapable de ne pas être russe en tout mais passionnée d’Europe, ne ménageant jamais ses efforts pour rester au cœur de la vie intellectuelle. Le chant surgit d’elle parce qu’elle est ce chant. Lire Tsvetaeva ne suffit pas, il faut la lire à voix haute, comme le souligne Hélène Henry, c’est une apostrophe, un dérangement permanents.
Grâce à cette édition, le corpus des Grands poèmes est aussi complet que possible, solidement encadré de fins et fines spécialistes (Lev Mnoukine, Hélène Henry, Caroline Bérenger, Elena Korkina), traduit, préfacé et annoté par l'irremplaçable Véronique Lossky.
« Cette Russie-là –
Se tenait au bord de l’abîme ».
Marina Tsvetaeva s’est pendue à Elabouga en 1941, n’ayant plus rien, elle aussi au bord de l’abîme. Dans sa poésie, la vie a été la plus forte. C’est ce qui nous est offert.
Isabelle Baladine Howald
Marina Tsvetaeva, Grands poèmes, traduit du russe, préfacé et annoté par Véronique Lossky, avant-propos Lev Mnoukhine, postfaces Hélène Henri, Caroline Bérenger et Elena Korkina, édition bilingue, Éditions des Syrtes, 2018, 1135 p., 29€.