Autrefois, une île

Publié le 03 octobre 2018 par Feuilly

C‘était un pays fabuleux qui peut-être n’avait jamais existé. C’était celui de toutes les enfances et la mer qui le bordait en effritait inexorablement les falaises  lors des tempêtes d’hiver. Fragile, cette île se dressait face aux houles océanes, mais elle résistait depuis toujours et conservait une place de choix dans la mémoire des hommes.

Ses forêts étaient impénétrables et parfois on y entendait les brames de grands cerfs que personne n’avait jamais vus.  

Ses fleuves, nés dans les hauts sommets enneigés, traversaient de larges plaines fertiles avant de se perdre dans des deltas incroyables. Là poussaient des palmiers sauvages, tandis que des animaux étranges, mi-dieux, mi-démons, jouaient à des jeux dont ils étaient les seuls à comprendre les règles.

Il y avait des maisons et des palais, des ruines de temples antiques et des églises à l’abandon. Il y avait des ponts qui enjambaient des rivières à sec et des déserts de sable blanc jusqu’à l’infini.

Il y avait aussi des écoles avec des marronniers dans les cours et des filles jolies aux longs cheveux soyeux qui jouaient à la marelle. Elles bondissaient de case en case avec élégance, et restaient  un instant suspendues dans le vent d’automne aux senteurs de feuilles mortes.

Dans les encriers noirs, l’encre fraîche sentait bon la rentrée et sur les pages blanches couraient les premières plumes. Le maître épelait de mystérieux alphabets que répétaient les voix enfantines, chant primordial qui valait bien celui qui résonnait dans les églises, sous les voûtes ogivales et parmi les senteurs d’encens.

Parfois, c’était le bruit des armées que l’on entendait, des armées qui autrefois avaient défendu ces terres contre des barbares venus du fond de l’Histoire. Les scènes de massacre et de villages en feu étaient encore dans toutes les mémoires et le soir, au coin du feu, on se racontait les atrocités que les femmes avaient dû endurer. Ces soirs-là, la parole était de sang et les hommes tendaient un poing vengeur vers cet horizon marin d’où étaient venus ces étrangers depuis leurs brumes du Nord.

Puis s’avançait la nuit avec ses oiseaux aux longs sanglots. Parmi les ténèbres, on croyait alors entendre battre le cœur de la terre, qui parfois tremblait à des profondeurs incroyables.

Enfin, c’était le matin, et il suffisait de rester là, au bord du monde, à regarder la vie. Dans la plaine, des chevaux sauvages couraient, ivres de liberté, tandis que des papillons se rassemblaient par milliers, attirés par le parfum suave des premières fleurs du printemps.

Sur les plages infinies, face à la mer qui s’était retirée jusqu’à l’horizon, les jeunes filles se dénudaient et apprenaient l’amour.

L’enfance était terminée et il n’en restait que quelques échos dans la mémoire. Souvenir du crissement de la plume sur la plage blanche, odeur des feuilles mortes dans la cour de récréation, jeu de la marelle, innocence des chansons, et puis quelques contes cruels dans lesquels apparaissait immanquablement le  loup des légendes.

La mer est revenue aux grandes marées d’équinoxe et a emporté tous mes souvenirs. Il ne reste, enfouie au plus profond de moi, que l’odeur de ta peau et le son de ta voix, tandis que sur le sable la trace de nos pas s’est irrémédiablement effacée.