Entretien avec Mireille Gansel
à l’occasion de la remise du
Prix de traduction Etienne Dolet – Sorbonne Université
juillet 2018 - octobre 2018
Mireille Gansel a traduit l’œuvre poétique de Nelly Sachs de l’allemand (Verdier) ainsi que sa correspondance avec Paul Celan (Belin), des poètes vietnamiens, notamment To Huu (Philippe Picquier), le poète allemand Reiner Kunze (Denoël-Maurice Nadeau, Cheyne et Calligrammes Guillemot) mais aussi l’ethnologue Eugenie Goldstern. Elle est par ailleurs l’auteur d’une réflexion très originale sur la traduction, Traduire comme transhumer (Calligrammes, 2012). Enfin son œuvre personnelle révèle ses nombreux liens avec des personnalités étrangères ou françaises, comme Aharon Appelfeld, Laurent Schwartz, Yehudi Menuhin, Stephane Moses, etc. (Une petite fenêtre d’or, 2016, Comme une lettre, 2017 et Maison d’âme, 2018, ces trois livres à La Coopérative).
Poezibao, membre du jury du prix, a souhaité lui poser quelques questions sur son rapport avec les langues et sa pratique de traductrice.
Florence Trocmé : Ce prix vient couronner une très longue fréquentation des langues étrangères. Quelles furent vos premières impressions, vos premiers contacts avec une langue autre que la langue maternelle ? Je crois savoir que certains des ces rapports furent douloureux ou conflictuels**. Pouvez-vous en dire quelque chose ?
Mireille Gansel : N’y a-t-il pas dans toute langue dite étrangère, une part qui nous est familière ? Notre commune humanité… mais n’y a-t-il pas aussi des langues autres que la langue maternelle et que nous ne parlons pas, que nous ne comprenons pas, mais dont la sonorité, les accents, les intonations, nous sont soudain étrangement si familiers dès qu’on les entend ; ainsi pour moi, celle que l’on nomme rarement, et qui est la langue paternelle, comme une langue immémoriale, comme revenue de très loin dans mon histoire, comme une réhabilitation de la relation au père, ainsi du hongrois de mon père que j’aimais écouter à chaque rare et précieuse occasion quand ses vieux amis venaient à la maison ; une langue que je ne parlais jamais avec lui et dont j’ai découvert le monde auquel elle ouvrait, lorsqu’enfant, nous sommes allés à Budapest par un des premiers trains après la fin de la guerre et l’instauration du rideau dit de fer, retrouver les survivants amis et famille tous si unis comme les doigts de la main – oui, à travers une langue retrouver tout un monde – et c’était aussi le monde de mon père.
J’aime ouvrir le mot de langue « maternelle » l’ouvrir comme une maison et l’appeler langue « natale », je veux dire une langue où tu nais à toi-même et au monde et qui est riche de toutes les langues qu’elle accueille, ainsi cette langue hongroise et toutes ces langues cristallisées autour d’elle dans le parler de cette famille, ces langues découvertes là dans ce terreau d’affection et d’hospitalité me devinrent langues natales : hongrois, yiddish, traces des langues slaves des rives du Danube, l’hébreu biblique, et cet allemand de la Mitteleuropa, dont Imre Kertész bien des années plus tard me dira qu’il est resté sa langue intime, une langue supra nationale – ce même allemand dont Appelfeld, né à Czernowitz, me dira un jour à Jérusalem : « unser deutsch ist Jüdisch deutsch ».
Cet apprentissage, cette prise de conscience se firent dans ces lieux et temps traversés de tragédies, et ils ont certes comporté leur part de déchirement, de choix inéluctables, mais surtout et plus encore ils ont été et demeurent sources inépuisables d’émerveillement et d’ouverture au monde, et aux autres.
F.T. : Quelles furent vos premières lectures ou découvertes de textes en langue étrangère ? Y êtes-vous venue sur une initiative personnelle, à l’adolescence, ou bien orientée par des proches, des professeurs ?
M.G. : Mes premières lectures dans une langue autre, ce furent des lettres, ces lettres des survivants de notre famille de Hongrie et Slovaquie, reçues de Budapest, ou de leur lieu d’exil, ainsi de Londres pour la seule survivante de la branche slovaque.
Il y avait aussi un livre cartonné, un conte hongrois, en fait un conte chinois traduit en hongrois, que la famille de Budapest nous avait offert et que mon père a traduit pour nous en français ; ma mère en avait recopié les dessins avec du papier calque et les avait coloriés fidèlement à l’original – l’histoire des trois petits chinois…
Et il y eut aussi tante Thérèse, on l’appelait ainsi, travaillant la terre et tisseuse de soie l’hiver, elle avait élevé ma mère et hébergé mon père quand il fut évacué de Drancy en novembre 1942 : elle parlait ce qu’on appelait le patois, le franco-provencal du Dauphiné, qui a des accents et des mots italiens… et j’étais émerveillée de ces trésors que possédaient ces « anciens » à la vie si rude, et qui ouvraient à tout un monde dans leurs pauvres maisons de pisé.
Et lorsqu’au lycée j’ai dû choisir une seconde langue, mon père me dit : « si tu veux parler avec la famille de Budapest, tu dois apprendre l’allemand ». Marqué au fer rouge par les sévices qu’enfant et écolier il dût subir en Hongrie, en tant que Juif, il refusa de répondre à mon désir et de m’apprendre le hongrois - marqué tout aussi à vif par les mots de mépris et d’exclusion de ses maîtres d’école de langue allemande au temps encore de l’empire austro-hongrois, il disait sa détestation de cette langue.
Tandis que moi, j’entrais dans la langue allemande un peu comme dans une maison du cœur où je retrouvais des êtres chers – un peu comme si, à travers elle, je passais un pont qui m’emmenait vers eux.
F.T. : Comment en êtes-vous venue à la traduction et pourquoi ? Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez éprouvé le désir ou la nécessité de traduire, de quelle langue ou texte il s’agissait et pourquoi il en fut ainsi ?
M.G. : Oui, sur mes chemins, traduire cela a toujours été une histoire de vie, de rencontre humaine – et traduire cela resta peut-être toujours comme traduire une lettre… faire passer cette part de notre commune humanité qui ignore les frontières, les enfermements.
Vers la fin des années 60, Robert Minder me proposa d’entrer au comité de rédaction de la revue Allemagne d’aujourd’hui où l’on me confia la rubrique « poésie » et un jour je reçus un petit volume couleur de la terre, c’était le recueil « sensible wege » du poète Reiner Kunze, alors interdit en Allemagne de l’Est – un recueil publié en Allemagne de l’Ouest par les éditions Rowohlt, en 1969, au lendemain de l’écrasement du Printemps de Prague – et je me souviens de ce jour d’été, j’étais à une petite table de jardin, avec les montagnes à l’horizon, et soudain, il y eut un poème, et ce fut un coup de foudre : il portait le même titre que le recueil et ce fut une évidence de le traduire, je veux dire d’aller jusqu’au bout de son sens et de transmettre cette part d’émerveillement que seule l’altérité, la rencontre avec l’autre peut nous apporter – et je sus que je devrais me mettre en route : car ces mots-là avaient une charge de vie, de vécu, dont aucun dictionnaire ne me donnerait la nuance – à commencer par ce mot « sensible » : un mot étranger à la langue allemande et dont seule la voix du poète me délivrerait le mystère – ce fut le début d’un long voyage …
Bien des années plus tard, j’ai su mettre des mots, ou plutôt le poète mit des mots sur cette dimension slave qui m’avait fascinée dans ces vers, et ceux de ces années où justement il traduisait Jan Skácel -
F.T. : Vous avez traduit principalement trois langues étrangères, l’allemand (notamment les œuvres de Nelly Sachs et de Reiner Kunze) et le vietnamien, mais aussi parfois l’anglais. Il est relativement rare de traduire plusieurs langues. Comment cela s’est-il imposé et dans quel ordre les avez-vous abordées ?
M.G. : Je dirais plutôt dans quel désordre, car il y eut des allers-retours… ainsi des chemins de rencontres et aussi de ces appels venus de ces lieux où l’humain, le chant de l’humain est en danger…
F.T. : Vous arrive-t-il de traduire des langues que vous ne parlez pas ou peu (je pense à l’hébreu) et comment procédez-vous alors ?
M.G. : Jamais je n’oserais même songer à traduire de l’hébreu, je veux dire l’hébreu biblique que je travaille chaque jour, verset par verset, depuis des années, et c’est comme d’être dans une maison d’âme, près d’une source vive, être là, y demeurer, or traduire, c’est se mettre en route…mais avec l’hébreu c’est comme être de retour.
Oui, à deux reprises j’ai été confrontée à cette tâche pour moi insurmontable, cette équation insoluble, qui est de « traduire » d’une langue que je ne connais pas – mais je ne m’y suis jamais risquée seule.
La première fois ce fut avec la grande poétesse des Balkans, Blaga Dimitrova, dont j’avais fait la connaissance à Stockholm, au début des années 70, lors d’une rencontre internationale du Mouvement de la Paix, contre la guerre américaine au Vietnam - elle avait publié à Sofia l’histoire de son adoption, sous les bombes, d’une petite fille du Nord Vietnam, elle m’en remit la version qui venait de paraître en allemand à Berlin Est et m’exprima son vœu de voir ce récit traduit en français - je fus bouleversée par la vérité et la beauté des évocations, elle obtint la permission de venir à Paris une semaine et, jour et nuit, nous avons travaillé non pas mot à mot mais mot après mot et le livre parut au Seuil grâce à son amie Julia Kristeva et à Philippe Sollers, sous le titre L’Enfant qui venait du Vietnam – je garde le souvenir d’une magnifique rencontre humaine, mais d’un travail qui pour moi restera à jamais inachevé, inaccompli, ne pas être allée à la source des mots, être restée à l’interprétation, au récit que Blaga m’en faisait, comme d’un aveugle qui longe les mots à tâtons…
L’autre circonstance fut dans le cadre de mon travail à Hanoï, à l’invitation de Nguyen Khac Vien, de venir travailler avec lui à la première anthologie de la littérature vietnamienne traduite en français depuis l’indépendance, je veux dire la fin de la colonisation française, et aux adaptations et traductions faites dans son contexte. J’avais alors étudié la langue pendant deux ans et je pus ainsi travailler au plus près des mots avec l’accompagnement des poètes. Restait le volume des Peuples des Montagnes, soit une trentaine retenue par la Maison d’édition en langues étrangères : ainsi des peuples Tay, Hmong, Muong, Tay Nung, Rhadée, Sedang, Lolo, Giay, Yao, Jörai, Röggi, Ta Oi, Hrê, Van Kiêu, Treng, Bahnar, Srê… Avec mon ami le poète Che Lan Vien, dont le rêve était de sauver ce patrimoine de l’humanité, qu’il savait si menacé, nous avons travaillé en amont avec certains des ethnologues originaires de ces peuples minoritaires et qui nous ont établi un mot à mot en vietnamien à partir de telle ou telle de ces langues ; puis avec Che Lan Vien nous avons pas à pas également réalisé un mot à mot en français, le plus proche du ou des sens – Restait à en faire un texte de l’oralité, un « chant-légende », mais cela, c’est une autre histoire, celui de la découverte justement, de l’oralité… de ce travail que je dirais d’adaptation et non de traduction ; je garde le souvenir de rencontres infiniment riches justement dans ces traversées de l’altérité, mais vertigineuses, comme si j’avançais sur de fragiles radeaux sur des eaux d’une insondable profondeur.
F.T. : Comment avez-vous été mise sur la voie des œuvres que vous avez traduites ? Commandes, rencontres, initiative personnelle ? Qu’en est-il en particulier pour Nelly Sachs et pour Reiner Kunze ?
M.G. : J’ai mis des années avant de pouvoir seulement envisager d’entrer dans ce travail de traduction de Nelly Sachs, j’étais fascinée par le pouvoir suggestif de sa langue et retenue par les abymes de son chant, les abymes d’une histoire qui me rejoignait – puis j’ai senti que le moment de la grande traversée était venu – pour la poésie vietnamienne, tout a commencé par des rencontres humaines qui m’ont permis d’approcher au plus près les sources de ce chant sans frontière qui résiste au pire de la barbarie – et quand on commence ce chemin d’écoute, de découverte, les choses ensuite s’enchaînent – se laisser surprendre, dépayser, c’est peut-être aussi cela prendre le risque de la liberté
F.T. : Vous n’avez pas, loin de là, traduit que de la poésie. On peut citer par exemple l’important travail que vous avez effectué sur les essais de l’ethnologue Eugénie Goldstern. Ou bien vos traductions de textes de Yehudi Menuhin. Qu’est-ce qui vous a entraînée sur ces voies-là ?
M.G. : À l’origine de mon travail de composition et traduction du Violon de la paix, il y eut cette immense chance de pouvoir rejoindre Yehudi Menuhin dans son travail pour la défense des cultures et minorités d’Europe, dont les Tziganes et les Pomaks – et qu’il m’a été donné de vivre lorsque je fus engagée à l’École de la Paix de Grenoble – et il y eut la rencontre avec Suzanne Bukiet, éditrice dans l’âme, qui dirigeait alors la Collection « Pollen » qu’elle avait créée chez Alternatives : elle s’est passionnée pour le projet de ce petit livre qui devint source de rares rencontres s’il en fût, telle Zamira Menuhin qui m’ appela dès qu’elle l’eut reçu : « Reading it I hear the voice of my father… »… oui, Suzanne Bukiet, sa rigueur, sa passion de l’ouvrage bien fait, bien composé, elle travaillait en sage-femme du livre…
Ma découverte de l’œuvre d’Eugenie Goldstern, elle aussi elle est le fruit de rencontres, et d’abord avec Jean-Claude Duclos, alors directeur du Musée Dauphinois et du Musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère – je venais d’achever la traduction de la Correspondance entre Nelly Sachs et Paul Celan, lorsqu’il me parla de cette jeune anthropologue née à Odessa, chassée par les pogroms, arrivant à Vienne, et qui parcourut toutes les Alpes partageant la vie des montagnards, jusque dans les vallées les plus reculées, étudiant au plus près, collectant, recueillant tout ce qui était leur vie, bâtis et coutumes, jouets et objets usuels… et j’ai perçu que ce qui l’avait ainsi attirée sur ces routes enneigées, dans ces communautés presque autarciques, ce devait être bien autre chose que la beauté de la nature dont Celan avait écrit, dans une phrase qui me hantait : « car le Juif et la nature cela fait deux » ainsi que la traduisit Stéphane Moses, dans l’« entretien dans la montagne » ; lorsque j’ai annoncé à Isaac Chiva que j’avais entrepris de traduire l’œuvre d’Eugenie Goldstern, il a eu cette phrase qui m’a bien donné à penser :« vous traduisez la poésie, alors occupez-vous de ce que vous connaissez »… et je dois dire qu’en travaillant ainsi pendant toutes ces années sur la précision de chaque tournure de cette langue admirablement structurée et pensée, le souci d’exactitude de chaque terme, de vallée en vallée, d’usage en usage, oui, j’ai vécu cela comme une école d’extrême rigueur, au plus près, justement, de ce qui pour moi est l’approche de chaque mot, chaque virgule du poème à traduire…
F.T. : Vous aimez évoquer Maurice Nadeau ? Quel fut son rôle ? D’autres personnes ou personnalités vous ont-elles aidée, encouragée ou soutenue dans votre long cheminement de traductrice ?
M.G. : oui, je venais de découvrir Reiner Kunze, Peter Huchel, et ce monde des poètes exclus et qui continuent, quand même… Je ne connaissais personne dans l’édition, un ami poète haïtien de passage à Paris, me dit : « il y a une porte, elle est toujours ouverte, c’est Maurice Nadeau, vas-y »… Et ce fut le début d’une amitié, jusqu’à ses derniers jours – oui, l’hospitalité d’un éditeur, un vrai, qui prend les risques, et c’est comme une maison, un havre…
F.T. : Vous avez écrit un essai important et très original, Traduire comme transhumer, sur votre expérience de la traduction. Comment ont évolué votre conception et vos pratiques de la traduction depuis vos premières tentatives ? Pouvez-vous expliquer ce titre du livre et dire s’il correspond à une théorie ou à une approche particulière de la traduction ?
M.G. : Oui, traduire, se mettre en route, trans-humus : traverser des terres, des pays, « cheminement du grand troupeau des mots à travers les parlers de cette « langue-toit » qu’est la poésie du monde… » ; la transhumance c’est aussi un aller-retour entre ces territoires d’hiver et ces territoires d’été, entre une langue d’origine et celle dans laquelle on va la traduire, et la régénérescence qu’apportent ces allers-retours…
Chaque œuvre induit sa propre méthode d’approche, sa propre méthodologie de traduction, ainsi d’un vers vietnamien, aux antipodes de chaque poème de Nelly Sachs…
F.T. : Avez-vous rencontré des difficultés pour faire publier vos traductions ? Et avez-vous aujourd’hui en vue de nouveaux travaux de traduction ?
M.G. : Oui, il a fallu des années de persévérance, essuyer beaucoup de refus, trouver bien des portes fermées…
Je dois dire ici ma gratitude envers Jean-Yves Masson grâce à qui j’ai pu enfin trouver auprès de Cheyne un éditeur qui allait accueillir dans sa collection bilingue Un jour sur cette terre de Reiner Kunze – et lui-même a accueilli Nelly Sachs dans sa collection de Verdier…
Pour les poètes vietnamiens, je fus invitée par Nguyen Khac Vien qui créa et dirigeait alors les éditions en langues étrangères à Hanoï ; pour les éditions en France, il y eut Gallimard, puis Picquier, une coédition Sud-Est Asie/Unesco, et, pour mon livre de traductions et entretiens avec To Huu il y eut, bien sûr, les Éditeurs Français Réunis qui était une maison d’édition du Parti communiste et était alors dirigée par Madeleine Braun, qui travailla pour l’Espagne républicaine aux côtés de Victor Basch et Paul Langevin, puis entra dans la Résistance – et cela me plaît de savoir que ce livre de To Huu Sang et Fleurs parut aux Éditeurs Français Réunis, avec une préface de Pierre Emmanuel.
Oui, ces routes ouvertes de Nadeau aux EFR…
F.T. : Quelles idées pourriez-vous suggérer, quels conseils pourriez-vous donner à de jeunes traducteurs littéraires débutants ?
M.G. : Traduire, n’est-ce pas d’abord traduire de l’humain… se mettre en route, prendre le risque chaque fois renouvelé, de la rencontre de l’autre…
F.T. : Quel est pour vous le rapport entre traduction et écriture personnelle ? Vous êtes poète et vous traduisez, comme nombre de poètes, ce qui n’est évidemment pas un hasard ! Comment les deux « métiers » se nourrissent-ils, s’opposent-ils, se complètent-ils ?
M.G. : Traduire peut parfois être une grande aventure personnelle, unique dans chaque histoire, ainsi du rapport aux langues, aux interdits posés sur les langues, nous avions eu là-dessus un échange irremplaçable avec le poète Claude Vigée, oui, la traduction comme transhumance mais aussi peut-être, parfois, comme transgression, cet au-delà où trouver sa propre langue natale.
Je me souviens d’avoir un jour demandé à Aharon Appelfeld s’il lui était arrivé de traduire et il m’avait répondu qu’il avait son œuvre qui le requérait entièrement, et quand je repense à ce livre pour moi merveilleux entre tous, traduit en français sous le titre Le Garçon qui voulait dormir, je me dis que là, écrire, c’est à chaque mot transcrire d’une langue intérieure, d’une langue d’âme, cette langue d’âme qui l’habitait nuit et jour, comme un double, comme un rêve…
Pour ma part, je dirai peut-être que traduire cela a été prendre des chemins de traverse jusqu’au risque de l’extrême, l’extrême de l’écoute, l’extrême de la rencontre de l’autre jusqu’en ses abymes au plus tragique de l’Histoire, et au bout, tout au bout de cette traversée, retrouver ma maison d’âme, ma langue natale, où naître à mon écriture-
F.T. : Seriez-vous d’accord pour dire que la traduction est non seulement une expérience littéraire, mais aussi une expérience de pensée et de vie, susceptible de modifier en profondeur un regard et de l’ouvrir ? Estimez-vous que traduire vous a changée ?
M.G. :
Oui, traduire… un apprentissage qui n’en finit jamais…apprentissage aussi de ma propre langue, de ses exactitudes et des possibles qu’elle recèle et que la rencontre de l’autre langue m’aura fait découvrir…
Ainsi, en transcrivant mes entretiens avec To Huu je me suis demandé comment garder, comment rendre en français le rythme, le souffle de sa voix de conteur, et c’est lui qui ainsi m’aura appris à m’affranchir du rythme induit par la ponctuation grammaticale de notre langue, laissant ainsi le lecteur écouter, retrouver le fil le flux de la narration, un souffle venu d’ailleurs…
Je relirai volontiers avec vous ces lignes un peu vers la fin de Traduire comme transhumer, en tout cas à la fin de mon travail sur l’œuvre d’Eugenie Goldstern : « Je me souviens bien de ce matin de fonte des neiges où assise à une antique table, sous les poutres noircies, soudain je réalisai que l’étranger ce n’est pas l’autre, c’est moi qui ai tout à apprendre, à comprendre de lui. Ce fut sans doute ma plus essentielle leçon de traduction. » -
Eté 2018
*Ce prix a été créé en 2017 et le premier lauréat en a été Jean-Baptiste Para. Certaines questions de cet entretien avec Mireille Gansel avaient été posées sous la même forme à Jean-Baptiste Para, et on peut lire ses réponses ici.
**dans Traduire comme transhumer le chapitre final s’intitule « Langues d’enfance ». Chapitre final, comme si tout partait de là et y revenait.