Face à la montée de l’extrême Droite au Brésil, face à la propagation de discours racistes, homophobes, sexistes, des collectifs de femmes se sont créés pour s’y opposer et alerter des dérives fascistes qui menacent le pays. Voix de résistances et de luttes, ces collectifs sont relayés au delà du Brésil. En France, par exemple, un rassemblement est organisé samedi 29 septembre à Paris.
Africultures choisit de publier à cette occasion un texte offert, il y a quelques mois par Cíntia Guedes, en hommage à Marielle Franco. Femme politique brésilienne, sociologue, élue à la Mairie de Rio De Janeiro, militante anti-raciste, féministe, elle a été assassinée le 14 mars 2018. Ce texte est une voix parmi celles qui s’élèvent aujourd’hui pour dénoncer ce qu’il reste de la barbarie coloniale, encore et toujours dans le présent. « L’exécution de Marielle renvoie directement à la guerre raciale inaugurée sur ce continent par la traite négrière : une guerre qui, jamais, n’a été interrompue… » écrit Cíntia Guedes. Et parce que ces voix brésiliennes sont parties prenantes de luttes contemporaines contre les fascismes, ce texte ouvrira la soirée « Poétiques de résistance » à la Maison de la poésie à Paris, samedi 29 septembre.
MARCHER SUR L’EFFONDREMENT
Nous nous « soulevons » les unes les autres pour faire front
Par Cíntia Guedes (1)
« Même au cœur de la saison estivale de Rio de Janeiro, il faisait moins chaud que cette semaine-là. Et pourtant, alors qu’elle s’annonçait dès l’aube, la tempête nous surprit.
Assises sur le trottoir pour une veillée en hommage à Marielle Franco et son chauffeur Anderson Pedro Gomes, exécutés quelques jours auparavant – le 14 mars 2018 –, nous soutenions avec difficulté nos corps étourdis sous un ciel prêt à s’effondrer. Chacune d’entre nous prenant soin de garder en soi le moindre de ses mots : des sons en perte de sens.
Rien de ce que nous savions jusque-là ne pouvait servir à grande chose. L’histoire, une fois encore, nous transformait en témoins de l’un de ses épisodes les plus néfastes, elle a toujours déposé dans le corps des femmes noires cette question impossible : est-ce là notre vie ?
Marielle était une femme noire, une lesbienne, une défenseuse des droits humains, elle habitait et défendait le grand ensemble de favelas « Maré ». En 2016, elle a été élue, avec un énorme soutien du petit peuple de Rio, conseillère municipale de la ville. Finalement, elle n’aura pas terminé sa seconde année de mandat…
Les jours de deuil se suivent. Même si ceux qui ont ordonné la mort de la conseillère pouvaient être punis, il restera toujours aux femmes noires la tâche de découvrir comment continuer, comment rester debout, comment faire face à la révélation, une fois encore, de l’absence de valeur de leurs vies.
Portraits de Marielle Franco sur les murs de Sao Paulo (c) Amilcar Parker
L’exécution de Marielle par des membres de l’appareil militaro-policier brésilien n’a pas été le résultat d’un régime politique spécifique.
L’exécution de Marielle, loin d’être une exception, est la règle qui soutient le monde tel qu’il est.
L’exécution de Marielle renvoie directement à la guerre raciale inaugurée sur ce continent par la traite négrière : une guerre qui, jamais, n’a été interrompue…
Comment rendre compte de la « tuabilité » du corps noir féminin ? Nos corps de femmes noires ne peuvent surgir sur la scène publique qu’à partir de la possibilité constante d’une soustraction de nos vies.
Tout ce que nous possédons est un corps sans valeur, et pour supporter et habiter cette «dévaluation », nous incorporons la peur comme quelque chose de coutumier, comme un ingrédient indispensable à la survie d’une proie en milieu hostile.
Dans les premières semaines qui ont suivies la mort de Marielle, je pouvais voir que nombre d’entre nous partageaient une même expérience : l’immense difficulté à pleurer. Une sensation de poitrine bloquée et de gorge nouée s’emparait de nos jours. Bien qu’aggravée par l’assassinat de Marielle, cette sensation d’oppression ne date pas d’aujourd’hui, elle comporte toute une archéologie : mille et une strates enchevêtrées qui trament l’opacité même de notre peau.
Le corps des femmes noires est dépositaire de l’histoire de la barbarie occidentale, d’un deuil ancestral qui nous pousse, inéluctablement, à défaire et refaire tout, parce que rien d’autre n’est possible. Et c’est en vue de cette tâche que nous devons joindre nos efforts, sachant qu’elle outrepasse le temps de notre existence.
En portugais, le mot pour deuil c’est « luto », terme qui correspond aussi à la conjugaison à la première personne du singulier de « lutter » : « luto »… En observant les rituels publics de deuil, leur scénographie parfois grandiloquente, je réalise que la femme noire y est figurée comme une forteresse – un espace de lutte – qui, dès qu’elle s’effondre, doit se restaurer d’elle-même.
Sans trop réfléchir, sachant que nous pouvons le faire, nous nous « soulevons » les unes les autres pour faire front. Mais le fait que nous survivions à tous les affronts ne doit pas occulter la vulnérabilité de nos corps. C’est en ce point que s’ouvre la blessure.
Comment allons-nous continuer ?
Les lieux sûrs, les refuges servent à « effondrer ». Une semaine après son exécution, un hommage à Marielle et Anderson s’est déroulé à la Casa das Pretas, l’un des seuls espaces afros dans le centre-ville de Rio de Janeiro ; lieu où elle a fait sa dernière intervention. A cette occasion, il a plu de nouveau, une pluie qui tombait crescendo. C’est peut-être pour cette raison que nous n’étions plus cent mille, mais quelques centaines de personnes dans la rue. Il pleuvait tant et tant qu’il était impossible de filmer ce qui se passait. Nuls drapeaux, nuls discours, nuls cris. Nous avons dansé et joué intensément, toutes en eaux.
C’est à ce moment que l’image de la tempête qui ouvre ce texte m’est venue. Image qui serait un cliché si elle ne renvoyait à la manifestation d’Oyá – la déesse du vent, de la mort et de la renaissance – divinité qui nous délivre sa révolte, qui nous offre la chance de mêler nos larmes aux eaux du monde.
Nous devons répondre aux systèmes qui nous assujettissent, mais nous devons répondre aussi à nous-mêmes, nous murmurer les unes aux autres, avec beaucoup de soin : « après tout cela, après cet effondrement sans fin, comment allons-nous continuer ?… »
Cíntia Guedes a écrit ce texte dans le cadre d’un dossier à paraître sur les luttes et résistances afro-brésiliennes. Un dossier coordonné par Dénétem Touam Bona.
(1) Texte traduit en français et adapté par Dénètem Touam Bona et Océane Dodokolo