Reneiro Tamayo
Du 28 septembre au 18 novembre, Buena vista présente dix huit artistes contemporains cubains à la Fondation Clément
Le titre Buena Vista résonne comme une réminiscence musicale et cinématographique, entre Compay Segundo et Wim Wenders. Il convoque une fragrance de menthe poivrée sur trois notes de salsa.
C’est un panorama dense et multiforme de l’art contemporain cubain dans une harmonieuse alliance des extrêmes : une confondante innovation plastique, d’une picturalité renouvelée à la contestation du support traditionnel d’une part et d’autre part une pratique maîtrisée des techniques traditionnelles de gravure ; un indéniable ancrage dans la vie quotidienne, spirituelle et politique cubaine d’une part et d’autre part, une multiplicité de références mythologiques, romanesques, religieuses.
Dans cette exposition, même les œuvres en apparence les plus traditionnelles, toiles et pigments, inventent une nouvelle picturalité. De nouveaux gestes créent un rendu inattendu. Ainsi José Yaque applique ses pigments à la main puis enveloppe ses peintures de film plastique à usage culinaire qu’il enlève lorsque la matière commence à sécher. La surface peinte semble comme érodée.
José Yaque
C’est à l’aide d’un objet du quotidien que René Francisco grave de petits cercles dans la matière picturale humide ce qui donne un aspect spécifique à ses toiles, une surface légèrement en relief creusée de petits cercles.
René Francisco
Fabrica de utopia ( détail )
Alejandro Campins recouvre sa toile de papier transparent à la recherche d’une forme de profondeur pour ses Banderas de benedicion entre drapeaux de prière tibétains et lignes de linges à sécher entre deux immeubles.
Alejandro Campins
C’est par assemblage, juxtaposition et superposition d’éléments collectés, des fragments de peinture qui se détachent des murs abîmés de La Havane que Diana Fonseca crée ses tableaux, entre récupération, accumulation, déconstruction de la planéité de la peinture.
Diana Fonseca
Les œuvres de Mendive sont hybrides, ni peintures, ni sculptures, ni objets mais tout cela à la fois, garnies de cauris cousus. Dans Energia del mare de Mendive, le cadre en métal fait partie intégrante de la création et les formes peintes sont reproduites et découpées dans la tôle. La distinction entre le cadre et la toile est abolie. C’est un tout.
Manuel Mendive
Energia del Mar
Roberto Diago et Mabel Poblet vont plus loin encore en déstructurant le support. Roberto Diago découpe la toile en carrés avant de la recomposer et la recoller ou l’agglomère pour créer du relief
Les œuvres de Mabel Poblet, nouvelles interprétations du genre du paysage, sont composées de feuilles d’acétate, de fragments de photographies morcelées, brisées, découpées, explosées puis reconstituées en relief et superposées sur un fond rond contestant ainsi à la fois la planéité du tableau et son format traditionnellement rectangulaire ou carré.
Roberto Diago
Mabel Poblet
Aux côtés de ces techniques transgressives, il y a les gravures traditionnelles, collographies, chalcographie, aquatinte et xylographie de Belkis Ayon, Sandra Ramos.
Par delà ces problématiques plastiques d’innovation ou de tradition, que découvrons-nous de la vie quotidienne, politique, spirituelle et même de la psychologie cubaine dans cette exposition Buena Vista ?
Le dénuement perceptible dans l’assemblage de Roberto Diago, Variaciones de Oggun : c’est un assemblage de métaux rouillés, de tôles usagées, récupérés dans son quartier agrémenté de ces quelques mots, mi casa, mi cielo, mi dios, mi arbol. C’est une évocation de l’environnement de l’artiste.
Roberto Diago
Variaciones de Oggun
La dégradation de la vieille ville où Diana Fonseca prélève des éclats de peinture qui se détachent des murs pour en composer des abstractions matiéristes inattendues
Les conflits raciaux, présents aussi dans l’œuvre de Diago mais aussi dans cette peinture d’Esquivel où un couple de boxeurs en noir et blanc, positif- négatif, lutte sous le sourire de celui que l’on croit reconnaître comme Obama : Smile, you won
Alexis Esquivel
La privation d’internet stigmatisée dans l’installation d’Abel Barroso, Cyber-salon virtuel à la cubaine, exposée au Pavillon de Cuba, 57e Biennale de Venise 2017, après avoir été montrée à la Biennale de La Havane et dans le monde. C’est une reproduction en bois sculpté de plusieurs ordinateurs entièrement équipés de tous les accessoires, ornés de logos de marques, de moteurs de médias sociaux mondiaux et locaux pour la recherche en ligne. Les écrans qui changent manuellement les images montrent, entre autres, des photo-portraits de l’artiste dans différents environnements en essayant de se connecter au Wifi avec un smartphone en bois surdimensionné.
Abel Barroso
Diago, Fonseca, Barroso, Esquivel comme Toirac, Francisco, Tamayo, Ramos portent un regard critique sur la réalité cubaine. Tamayo, Francisco et Ramos évoquent les relations de Cuba avec les Etats – Unis. Si Tamayo semble, sur le mode humoristique et avec une esthétique de bande dessinée, émettre le souhait d’un renversement de la suprématie américaine, Francisco, dans Fabrica de Utopia, semble assimiler les processus politiques en peignant une fabrique de drapeaux où se confondent les bandes bleues et blanches, blanches et rouges, les étoiles des drapeaux cubains et américains.
La forme allongée de l’île de Cuba devient un cercueil d’où s’échappent bien des maux dans la Caja de Pandora de Sandra Ramos. Une petite fille en uniforme scolaire cubain, Alice le double de Sandra, entrouvre cette boîte alors qu’Oncle Sam, caricature de l’américain, arpente martialement le couvercle, l’empêchant de s’ouvrir complètement. Cependant s’en échappent Liborio, le paysan cubain, Bobo le fou. Ce sont de célèbres caricatures cubaines très populaires. Viennent ensuite le symbole de la bureaucratie cubaine, étrange petit bonhomme à la tête de rubicube, ce casse tête des années soixante – dix, puis une jinetera, la prostituée.
Sandra Ramos
La Caja de Pandora
La critique est plus directe chez Toirac qui compare Fidel et le Che aux deux héros antiques, Achille et Ulysse ou qui détourne la célèbre phrase de Karl Marx La religion est l’opium du peuple en relation avec un face à face de Fidel et du Pape. Elle est plus subtile dans les gravures de Belkis Ayon où le mythe fondateur Abakua permet de faire allusion à la réalité d’aujourd’hui et montre la position inférieure de la femme, sa soumission exigée de même que la douleur causée par le silence imposé.
Dès lors comment s’étonner du désir permanent d’échapper à l’île? Ce rêve de fuite est maintes fois exprimé dans les peintures, les gravures, les vidéos de Sandra Ramos qui imagine les moyens les plus fous de quitter les rivages cubains, à l’image de la gravure Escape où Sandra- Alice s’imagine aspirée par un vortex.
Sandra Ramos
Il y a donc l’obsession de l’exil, de la migration, l’obsession de la mer chez Ramos comme chez Kcho. Cet artiste cubain internationalement reconnu depuis 1994 compose son œuvre exclusivement d’images ou d’objets qui évoquent la mer : barques, rames, vieux pneus transformés en bouées. A l’entrée de l’exposition, une installation – accumulation de barques, très représentative de ses créations, impose sa puissance. Avec Milagro, Kcho élargit la thématique de la migration aux mouvements migratoires du reste du monde, en hommage à tous les balseros prêts à braver tous les dangers pour un monde meilleur. Cette peinture-dessin semble être l’esquisse préparatoire d’une œuvre emblématique, Milagro. Donnée par le président de Cuba, Raúl Castro Ruz, au Pape François lors de sa visite à Cuba en 2016, cette œuvre a été installée à Lampeduza. Milagro associe un grand Christ sur une croix des rames. Le Christ est sculpté de manière traditionnelle et réalisé par les artistes du Musée Romerillo Organic (MOR) de Trinidad à Cuba et le Kcho Estudio, avec les techniques anciennes; la croix est un assemblage de rames usées.
Kcho
Collection Fondation Clément
Mabel Poblet
Marea Alta
L’installation Marea Alta dans laquelle s’immerge le spectateur à la manière d’un pénétrable de Soto traduit bien à la fois la tentation et la phobie de la mer, du voyage, du naufrage.
L’ancrage dans la vie quotidienne, politique et spirituelle cubaine n’empêche pas l’ouverture aux cultures d’ailleurs et les références sont nombreuses et variées : mythologie antique avec le dyptique de Toirac, Aquiles y Ulises et la Caja de Pandora de Sandra Ramos ; Le littérature anglaise du XIXème siècle avec le personnage d’Alice , double de Sandra Ramos, emprunté à Lewis Carrol ou Superman- Gulliver transporté de Lilliput à Cuba. La référence au monde parisien du luxe et de la mode dans le jeu de mot sur le nom d’un parfum d’Yves Saint Laurent, Opium. La sagesse chinoise du proverbe des trois petits singes ou la Bible fusionnent dans les gravures syncrétiques de Belkis Ayon. On y retrouve encore la lampe d’Aladin des contes perses comme des super héros de comics américains.
Les œuvres cubaines évoquent certes la réalité sociale et politique cubaine, la précarité quotidienne, la pénurie informatique, l’emprise américaine, le désir et la douleur de l’exil, la réserve politique imposée mais elles se fondent aussi sur une culture largement partagée, mythologie antique, littérature anglaise du XIX siècle, comics américains,contes orientaux. Elles sont à la fois enracinées dans leurs cultures mais ouvertes sur le monde.
Est-ce cette ouverture qui permet la distanciation humoristique caractéristique de ces œuvres cubaines qui savent évoquer avec légèreté et ironie un vécu douloureux et traduisent, malgré les difficultés, l’attachement au pays natal, à la patrie.
Belkis Ayon Sikán 1987 Colografía 116 x 90 cm(2)