Bartleby / barter
Dans le vocabulaire américain le nom commun le plus proche de « Bartleby » est barter (« échange, troc, marchandage »). Quel est donc dans la nouvelle de Melville le marchandage qui s’opère ? Le narrateur négocie avec sa conscience, ses scrupules pèsent des valeurs (activité sociale/ compassion charitable). Homme ordinaire qui cherche à vivre confortablement, il tentera de calmer le débat qui l’agite et par lequel il est partagé entre volonté et nécessité. L’humanité (« Ah, Bartleby ! Ah, humanité ! ») entière navigue dans cette dualité.
« A bit of wreck in the mid-Atlantic »
Un morceau d’épave au milieu de l’Océan, c’est ainsi que Bartleby apparait aux yeux du notaire, son employeur. Bartleby est échoué. (Notons à l’occasion que son retrait s’est signifié par le fait que lui, employé aux écritures, refusera désormais la tache de collationner « original » et « copie »). Les lecteurs ont été fascinés par la figure spectrale du personnage --- effaçant par cette image persistante le texte dans sa progression. Melville est habile à distiller les graines d’une « inquiétante familiarité » (le travail de copiste, les difficultés de vue, la mort dans une pyramide, les lettres mortes, etc.) mais, en fait, il reste dans cette nouvelle en contact avec les thèmes développés dans Moby-Dick.
Les thèmes de prédilection de Melville sont les passages du bien dans le mal, du mal dans le bien. Si on suit la progression du récit, on peut observer cette migration. Bartleby se raccroche à son protecteur comme un noyé au nageur. De docile il devient, à sa manière, passivement, tyrannique. Le maître et le serviteur échangent leurs positions. L’ancien employé veut rester là, sans compromission, mais la vie est un mélange de bien et de mal ; seule la mort est « pure ». Quel sens prend donc le verbe « aimer », ce mot (prefer) si abondamment distribué dans les dialogues ?
Pour Melville, l’écriture artistique (la littérature), à la différence des gribouillages d’une officine notariale, est le moyen de ne pas se ranger dans le camp du Bien ni dans celui du Mal. L’écriture illustre l’intrication, l’interpénétration imparable du bien et du mal.
L’auteur de Mardi et de Moby-Dick pensait que « tous les vrais écrivains sont des orphelins ». Ils n’ont spirituellement ni père ni mère. Ils ont fait ce choix, ils ont préféré. Et, « biographiquement », on ne sait rien d’eux. Mais lui, Herman, savait que l’Eden n’est pas de ce monde.
Claude Minière