Nous sommes en France, ce pays de la rationalité cartésienne, de la logique, du règlement encadré et des processus calibrés au micromètre. Rien n’est laissé au hasard : il faut un plan pour tout. Le gouvernement l’a bien compris, lui qui, en l’espace de quelques jours et de quelques milliards d’euros proutés directement par des licornes républicaines, a produit un Plan Santé, un Plan Pauvreté et même un Plan Vélo pour le plus grand bonheur de ses citoyens autopropulsés.
Il eut été dommage de s’arrêter en si bon chemin. Du reste, du point de vue de chaque ministre, de chaque secrétaire d’État et de chaque sous-fifre volubile à la dépense publique, la tendance est lancée : pour exister, il va falloir un plan qui comportera des mesures plus ou moins fumeuses, des annonces plus ou moins médiatiques, et des dépenses pour le coup très concrètes.
Mounir Mahjoubi l’a bien compris et c’est donc tout naturellement qu’il nous présente un joli plan tout frais.
Vous ne connaissez pas Mounir ? Rassurez-vous, c’est parfaitement normal tant l’aimable amibe secrétariale n’a jamais eu – heureusement – aucun impact dans votre vie au delà d’une ou deux décimales sur votre feuille d’impôt : chargé du numérique auprès d’un gouvernement coincé dans un analogique crachoteux des années cinquante, Mounir n’a pour le moment guère fait parler de lui si ce n’est au détour de l’inévitable petite phrase que s’empresse de rapporter la presse en mal de sensations qui font pschitt.
Cependant, notre brave Mounir doit absolument faire parler de lui : dans sa besace, il a un projet de longue date, patiemment colorié avec ses petits pastels sans déborder des traits, qui consiste à devenir un jour élu de la Mairie de Paris. Il l’a d’ailleurs récemment annoncé devant un parterre d’amibes amicales, qui ont toutes décidées de lancer une plateforme évidemment participative pour que toutes les amibes de France puissent amiber en chœur dans cette motilité si touchante de petits pseudopodes entrelacés qui donne à la République du Bisounoursland toute sa force et sa joie de vivre mou.
Et pour mener à bien ce projet, quoi de mieux que lancer un Grand Plan de Plus qui fera un peu parler de lui et lui donnera cette stature qui convient mieux à une amibe élue à la municipalité parisienne ?
C’est probablement ce qui explique ses dernières saillies médiatiques, entièrement pilotées (pipeautées ?) à cette fin : on n’aura ainsi aucun mal à se souvenir de sa très récente proposition de lutter contre une prétendue addiction aux écrans dont je m’étais déjà effaré dans un précédent billet.
Dans la foulée, il n’apparaîtra donc pas surprenant qu’il se soit autodéclaré compétent pour « reciviliser internet », expression délicieusement décalée avec la réalité qui signifie en substance que notre sympathique blob entend, par une nouvelle loi bien entendu, légiférer sur les propos tenus sur Internet, de préférence en distribuant de la contrainte, des sanctions et des punitions à ceux qui auraient l’impudence d’user de langage contraire aux bonnes mœurs : pas de haine en ligne, sauf à supporter d’hypothétiques amendes dont les montants seront, selon les propositions du commis de l’État, multipliés par 100. Si l’on y ajoute l’inévitable création d’une commission truc-machin, on comprend qu’une nouvelle fois, la politicaillerie s’agite et dépense beaucoup d’énergie (i.e l’argent du contribuable) avec des propositions idiotes et un impact strictement négatif en matière de libertés fondamentales.
Maintenant lancé, Mounir ne s’arrêtera pas là : puisqu’on lutte contre les écrans qui occupent trop de temps de cerveau, qu’on lutte contre ceux qui les utilisent pour dire des méchancetés, profitons aussi de l’occasion pour lancer ce fameux Plan contre les inégalités numériques. Les moins jeunes d’entre nous se souviendront avec une nostalgie microdosée de la « fracture numérique » chiraquienne ; notre petit Mounir la remet donc à sa sauce en constatant qu’un Français sur 5 (« ça fait près de 13 millions de Français » nous calcule-t-il d’ailleurs en claquant un ou deux ribosomes) ne sait pas utiliser les services en ligne et qu’il faut donc tout faire pour les y aider.
Pour cela, rien de tel que la création d’un énième machin technocratique à base de tubulures administratives chromées doté d’un nom bateau. Si on a heureusement échappé à un truc comme « Digiteo », on devra tout de même se fader un « Pass Numérique ». Manifestement, le calcul du cinquième des Français aura totalement épuisé la créativité de notre frétillante amibe, que voulez-vous… Reste le principe de fonctionnement, bureaucratique comme il se doit : à partir du moment où l’individu tombe correctement dans la case « en difficulté numérique » (ceci répondant à une définition qu’on imaginera sans mal d’une précision diabolique), il aura le droit à une formation de 10 à 20 heures (toujours cette précision diabolique) aux ordinateurs, à internet et tous ces trucs qui font des choses étranges et magiques.
100 millions d’euros ont été apparemment consacrés à ce Pass ce qui, pour « près de 13 millions de Français », représente donc à peu près 8 (huit) euros de formation pour chaque individu, pour une dizaine d’heures (soit 80 centimes de l’heure – mazette, on ne se refuse rien). Pratique : à ce prix, les individus concernés pourront acheter leur Pass Numérique en même temps que leurs yaourts en pack de 12 et le grotesque de la situation ne devrait choquer personne.
Mounir frétille. Mounir s’agite. Mounir fait parler de lui. Mais Mounir, s’il voulait être cohérent avec le reste du gouvernement et respectueux de la réalité, devrait se faire oublier.
Parce que ses propositions sont quelque peu croquignolettes si l’on se rappelle que, dans le même temps, la ministre de la Culture entend surtaxer les outils numériques (justement) en étendant la redevance télé. Et même si nos dirigeants tentent de limiter les dégâts en faisant croire que cette extension n’interviendra pas avant 2020, on comprend qu’inciter les uns à se reporter sur le numérique alors que celui-ci va être bombardé de taxes relève au mieux de la maladresse, au pire du brigandage en bande organisée. D’autant que — rappelons-le en toute cohérence — Mounir entend aussi lutter contre le trop d’écran…
Du reste, peut-on aussi oublier l’indigence assez consternante de l’État en matière de numérique, lui qui persiste à fournir des interfaces catastrophiques à ses administrés pour toutes les démarches qu’il leur impose ? Combien de cerfas mal foutus dont le formulaire en ligne n’est qu’un vaste champ de bugs ? Combien d’administrations aux guichets numériques bâclés, incompréhensibles ou simplement inexistants ? Combien d’informatisations de services publics si complètement merdiques qu’elles confinent à l’acharnement thérapeutique ? Est-il réellement pertinent, utile ou seulement sain de « former » (à 80 centimes de l’heure) des Français à comprendre ces interfaces ignobles et contre-nature ? Qu’en attend-on si ce n’est une décimation vigoureuse des plus faibles à coup d’infarctus et de nervous breakdown ?
De même, doit-on rappeler les contre-prouesses olympiques de l’État en matière de paie des personnels (militaires ou non), de la gestion des permis de conduire, des cartes grises, et bientôt du prélèvement à la source dont tout indique que ce sera un foutoir d’ampleur biblique, cris et grincements de dents inclus ?
Autrement dit, notre frétillant secrétaire est en train de pousser un bien mauvais brouet à huit euro pièce dans la gorge d’individus qui auraient tout intérêt à rester à l’écart de l’immense écurie d’Augias que le numérique d’État français est en train de devenir.
Merci, mais non merci.