Pleurer des rivières d’Alain Jaspard 5/5 (24-08-2018)
Pleurer des rivières (190 pages) est disponible depuis le 23 août 2018 aux Editions Héloïse d’Ormesson.
L'histoire (éditeur) :
Enfreindre la loi peut se révéler fatal. Julien, brillant avocat, le sait mieux que personne. Pourtant, lorsqu’il parvient à obtenir la relaxe de son client, Franck, un Gitan d’Argenteuil, il n’imagine pas que leurs épouses respectives vont les entraîner dans une folle aventure. Pour les deux jeunes femmes, complices inattendues, une seule question se pose : quand on fait le bien, où est le mal?
Mon avis :
Meriem a 28 ans. Mariée depuis ses 15 ans à Franck, elle attend là leur huitième enfant. La belle Yéniche blonde aux yeux bleus et son Gitan (qui ne sais ni jouer de la guitare ni parler espagnol) s’aiment d’amour depuis leur première étreinte. Mais les temps sont durs et Franck, ferrailleur qui pourtant déteste les affaires qui sortent de la légalité n’hésite pas longtemps à apporter de l’aide à son cousin (adepte des plans foireux), en galère de camionnette, et finit par se retrouver en garde à vue, interpelé pour vol de cuivre.
C’est là qu’il fait la connaissance de Julien Lozachmeur, avocat fiscaliste d’une cinquantaine d’années, qui, pour l’adrénaline, choisit de temps en temps d’être avocat commis d’office dans le cadre des comparutions immédiates.
Deux mondes vont alors se rencontrer, se confronter, s’aimer, s’arranger : celui des Gitans et celui des Gadjé. Celui d’une famille nombreuse qui galère à joindre les deux bouts (encore plus maintenant que Franck n’a plus de camion) et vit dans le stress récurrent face à l’avenir de ses enfants et celui d’une famille qui n’a jamais réussi à mettre au monde un bébé laissant Séverine dans une grande tristesse.
Et si chacun pouvait apporter un peu de bonheur à l’autre ?
« Une idée, au début, c’est rien du tout, une p’tit graine minuscule, enfouie dans la crane, plaquée dans le cortex, oubliée entre deux pensées, qui n’arrive pas à germer/ et puis un jour, va savoir pourquoi, elle se réveille, elle s’étire comme sortant d’un bon sommeil, toute fripée, les yeux pas en face des trous, mais t’inquiète, bien vivace, prête à s’élancer, au petit trot d’abord, mais comme on ne s’en aperçoit pas vexée, elle appuie sur le champignon, passe au galop et là elle vous parait évidente, mais bien sûr, elle se transforme d’idée banale en bon e idée opus en idée de génie et là, si tu te méfies pas elle t’emmène très loin. L’idée.
Dans le domaine des idées, y’a pire que la p’tite graine , c’est le ver qui est dans le fuit, gros bébé blanc, feignasse en apparence, rejeton d’une copulation de deux mouches ) merde un vicieux, un misérable asticot qui passe son temps à bouffer, la pomme s’en aperçoit même pas ; elle se pavane dans son pommier, elle frime toute lustrée miroir miroir c’est qui qu’est la plus belle, mais à l’intérieur c’est un carnage, une Bérézina, alors quand l’idée c’est le ver qui est dans le fruit, accroche-toi, les emmerdes vont pleuvoir. » Page 93-94
Pleurer les rivières est une excellente lecture qui a le don de propulser le lecteur dans la vraie vie. Alain Jaspard use d’un style peu conventionnel mais loin d’être déconcertant, nous entraîne dans une intrigue vivante et une remarquable étude sociologique.
J’ai adoré Pleurer des rivières. J’ai adoré la narration à la rythmique impressionnante, particulièrement visuelle et proche de l’univers des personnages. On est dedans, totalement dedans. Et même si certains phrases, enchaînement de virgules, peuvent dépasser les 25 lignes (page 154), la fluidité l’importe et c’est avec une vivacité incroyable que l’on enchaîne la lecture. L’auteur a choisi de faire un texte oral, de s’adapter aux personnages, d’user de métaphores autant que de jargons, d’être poétique et trash, drôle et grave, et de rendre de manière époustouflante deux voix, celles de deux mondes contrastés. En confrontant ces deux univers, il évoque avec naturel et humour, les idées préconçues, les peurs irrationnelles, les injustices mais avant tout la réalité sans pathos, sans exagération et avec un franc parler accrocheur.
« Quand même les Dieux sont fâchés, collés leurs basques, ils leur en veulent ou quoi, dix boches à nourrir, onze avec la belle-mère ! Séverine dit que quand même la vie est mal foutue, huit enfants qu’ils ne peuvent pas nourrir et nous zéro enfant alors qu’on pourrait en nourrir huit ! » Page 82
« Il a trouvé que la caravane était confortable et bien tenue, ça a fait plaisir à Mériem, elle était toute rose de plaisir, il a trouvé aussi que tous ces mômes qui courent et se chamaillent, c’est joyeux, c’est la vie, on voit bien que c’est pas lui qui nourrit la joyeuse vie. Justement c’est son problème il a dit, ils sont mariés depuis huit ans, avec sa femme ils veulent un enfant mais ils y arrivent pas, pour baiser ils baisent, mais rien, pas l’ombre d’n bébé, sa femme ça la rend folle et lui ça fracasse son cœur de la voir comme ça, toute déconfite chaque fois qu’elle a ses règles, verser des torrents de larmes, pleurer de rivières, il a dit ça textuellement, en lus, elle a quarante-trois ans, bientôt ça va être trop tard. » Page 87
« Ils vont tout de même pas faire la mendicité comme les Roms qu’ont pas de fierté, quadriller les carrefours avec les mômes dans les bras pour faire plus pitié. » Page 89
J’ai aussi évidement aimé l’histoire de ces deux familles et ce que l’auteur transposent avec elle. C’est une histoire qui ne peut pas moralement s’envisager, difficile à concevoir, une histoire que jamais on accepterait, pour laquelle tout de suite on crierait au scandale, on porterait un jugement fort et dont on pointerait les protagonistes du doigt. Mais c’est une histoire dans laquelle Alain Jaspard nous transporte avec tellement de force et de naturel, avec juste ce qu’il faut d’empathie (on est loin du trop-plein d’émotion et du pathétisme dégoulinant) et surtout une véracité mordante qui nous place à coté de Mériem, Franck, Séverine et Julien. Alors forcément, on comprend la détresse, la galère, on sait combien c’est mal. Mais tout ça semble presque normal ; comme un signe du destin et, au final, la meilleur solution (jamais aux yeux de la loi ni de la moralité).
Pleurer des rivières est un premier roman plein d’amour, de mauvaises combines (de plans qu’on souhaiterait mieux agencés) et de personnages vrais et bruts aux cotés desquels on se sent bien petits au final pour porter un jugement dans cette affaire.