Premier livre de Flora Bonfanti chez Unes, intitulé Lieux exemplaires, et déjà la force et l’originalité se font entendre, d’une manière sans manières et dans une prose poétique sans fioritures. L’allure philosophique de ce premier recueil va de pair avec une appréhension imaginative, inquiète et foisonnante de ce que peut être une pensée actuelle qui tente de saisir le monde.
En deux textes principaux, « Précis du silence et du bruit », comme constamment induits l’un dans l’autre, et « Les véhicules de l’esprit », conçus comme transport du sens comme du sentiment, Flora Bonfanti prend le monde à l’envers, par exemple « dégestation » pour apprendre à mourir au lieu de gestation pour apprendre à naître. En effet, pourquoi mourir ne prendrait-il pas autant de temps que naître, proposition inversée par rapport à l’opinion la plus répandue. Et tout le livre porte sur cette inversion, et sur la vie comme grande faucheuse de la mort : « et la décomposition, ne dure-t-elle pas, comme la vie ? Elle est l’absorption de la mort par la vie. Elle est la vie qui mange la mort »,
De même, détruire une ville serait « une conception de ses ruines, qu’on imaginerait et planifierait », et inclut de fait une idée de la déconstruction : voir comment c’est fait, défaire et non pas détruire. Bachelard dirait : « il faut que l’imagination prenne trop pour que la pensée ait assez », c’est exactement ce que fait Flora Bonfanti, imaginer, créer à partir de l’Histoire des hommes et de l’histoire des objets, pour les penser.
La nature est déjà toute entière comprise dans son perpétuel processus, que Flora Bonfanti transpose par exemple aux objets, en une réintégration organique, à part égale avec l’âme, si l’homme en est capable. Pour celui-ci, ses « mains ne détruiraient plus. Elles seraient capables de couper, de frapper, mais tout reviendrait avant la coupe, avant la frappe. » L’outil serait lui-même composé de connaissances pour les seuls hommes « capables de les accueillir ».
Peut-être dès lors plus de foyer possible, plus de langue précise, et pourquoi pas, plus de matière, mais simplement être au monde, avant tout, pré-histoire de la Préhistoire. L’origine.
Recueil bercé de fantastique, traité philosophico-poétique, ces « Lieux exemplaires » portent une utopie écologique comme une poétique : langue assez sèche, fluide, soutenue pour porter une réflexion de la même tenue, non exempte de douceur et de beauté :
« A l’enterrement, les larmes des vivants ne seraient pas l’expression de leur propre tristesse, mais de celle du mort, de toutes les larmes qu’il a retenues dans la vie. »
Ce livre inquiet revient aussi au mythe, à l’origine (parfois on pense à Pascal Quignard) et moins à la découverte qu’à la saisie puis au transport du feu (par ces « véhicules de l’esprit »). En effet, sans son indispensable déplacement (très beaux passages sur la torche), le feu ne servirait à rien. On entend bien sûr le transport comme élévation voire une grâce : « Dans les temps éloignés, les hommes avaient six doigts. Le sixième était toujours en feu. Il suffisait de toucher du bois les choses ».
Bien sûr, bien sûr, le sujet est : « Qui serais-je sans la compréhension intégrale de tout ce qui me fait ? Si ce qui pense en moi et ce qui se fait en moi était une seule conscience ? »
Le sens alors devient la forme : « pierre volcanique de l’ancien magma. Les yeux du lecteur rallument le magma – qui, dans tous ses états, garde son épaisseur et la densité de ses courbes. C’est ce que nous appelons le poétique ».
Quelque chose de plus sensuel apparaît, même si le « nous » philosophique continue de ne pas nommer le je.
« La lettre transporte et protège », c’est ce que fait ce livre, tenant la ruine comme ce qui reste , ainsi que nous l’aura appris Sebald, et à partir de quoi peuvent se faire et se concevoir, se rêver surtout, le monde et notre existence.
Isabelle Baladine Howald
Flora Bonfanti, Lieux exemplaires, Précis du silence et du bruit suivi de Les véhicules d’esprit, éd. Unes, 2018, 80 p., 16€
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