Non alors non vraiment c’en est trop ! Il y a des limites que les bornes ne doivent pas franchir ou sinon c’est la porte ouverte à toutes les fenêtres ! Vraiment, on a ici un casus belli évident, véritable goutte d’eau qui met le feu aux poudres, qui déclenche le chaos dans lequel les chiens couchent avec les chats et les prix littéraires sont malencontreusement attribués à des grandes entreprises américaines ! Et ça, mes petits amis, non, vraiment, c’est impossible !
Bon. Calmons-nous et reprenons à tête reposée.
Tout partait pourtant d’une idée simple : tous les ans, on fait un jury pour un prix littéraire, on fait une sélection de réalisations, et on remet un prix au gagnant qui lui permettra, outre de toucher un peu d’argent, de se faire mieux connaître et de favoriser le rayonnement culturel français.
Cette année et dans le cadre du Prix Renaudot, le jury a donc effectué une première sélection, l’a présentée et a immédiatement déclenché un véritable prurit chez certains libraires. Horreur invraisemblable : dans la sélection, l’un des ouvrages est édité à compte d’auteur… sur Amazon !
Pour ces libraires en pleine crise, pas de doute : il s’agit ni plus ni moins qu’adouber Amazon.
L’affront est immense : si le libraire de quartier veut pouvoir vendre le livre édité à compte d’auteur chez Amazon, il va lui falloir acheter chez son concurrent « le plus féroce », autrement dit nourrir la Beuhête Immmonheudeu qui le tue à petit feu ! C’est insupportable ! Donner ainsi à une des GAFA l’opportunité de planter un couteau de plus dans le dos de toutes ces petites boutiques de quartier que ces libraires représentent fièrement, c’est vraiment le comble !
Non, le Renaudot ne passera pas par les GAFA.
Enfin bon, disons, pas par Amazon. Pour Facebook, on va temporiser puisqu’à l’annonce, les réseaux sociaux ont fait de la combustion spontanée : prenant leurs claviers à deux mains déterminées, voilà que les libraires-internautes tout remontés contre les GAFA se sont empressés de les utiliser pour exprimer leur stupéfaction dans un cri que Google News aura largement contribué à répandre.
Relayés par la fine fleur de l’édition journalistique (depuis France24 jusqu’à Libération), le courroux des libraires s’organise : pour eux, aucun doute, c’est une véritable guerre qui se livre à présent et en choisissant ainsi de s’auto-éditer auprès d’Amazon, Marco Koskas a choisi un camp, celui de l’innommable, celui de l’abomination américaine et algorithmique, celui qui détruit du lien social.
Il n’est qu’à lire la diatribe d’un libraire dans Libération ou d’une autre sur Facebook pour bien comprendre qu’on a passé un cap et que si les insultes ne fusent pas, le fumet de la haine et l’envie du pénal sont quasiment palpables à chaque ligne.
Que voulez-vous : le libraire français moderne est à bout. Lui qui s’est naturellement érigé en défenseur, vaille que vaille et coûte que coûte, du livre, de la culture et du lien social avec ses clients, n’en peut plus de ce pilonnage incessant par le commerçant en ligne ! Il se sait aux abois. Son heure est proche, mais il ne disparaîtra pas sans combattre âprement et si cela doit passer par des hurlements sur les réseaux sociaux, des actions coup de poing lors de la remise du prix Renaudot (si, d’aventure, il devait échoir à cet auteur sulfureux), eh bien, qu’il en soit ainsi ! No pasaran !
Bon, bien sûr, il ne s’agira en aucune façon de se remettre en question pour ces libraires en ébullition. Il ne faut pas pousser non plus.
Pas question, par exemple, de s’interroger sur les raisons qui ont poussé Marco Koskas à s’auto-éditer ! Pourtant, elles sont croquignolettes, ces raisons.
Il y a d’abord, bêtement, l’efficacité commerciale : même auto-édité, il n’y a rien à payer puisque le livre est imprimé à la demande par Amazon, le prix est fixé par l’auteur, il n’y a pas d’exclusivité et Amazon rémunère deux à trois plus qu’un éditeur traditionnel.
Il y a ensuite le fait qu’Amazon ne pratique aucune censure, aucune restriction et ne cherche pas à savoir si ce qui est écrit est politiquement correct ou non. Dans cette France arc-boutée sur ce concept, on comprend que l’argument a du poids.
Enfin, l’auteur explique avoir dû faire face à – je cite – « une israélophobie délirante » de la part des éditeurs traditionnels :
Chez les éditeurs traditionnels, j’ai surtout rencontré du mépris et une israélophobie délirante. Alors, la monstruosité d’Amazon, pardon mais j’ai vu bien pire chez les pétasses et les petits marquis des éditions germano-pratines.
Pétasses et petits marquis germano-pratins, mépris et israélophobie délirante, voilà qui a en effet le don de poser le décor. On comprend mieux la violente réaction de ceux qui se sont sentis directement visés.
Mais de remise en question, point.
Pourtant, et même si on met l’anti-sionisme relaté par Marco Koskas uniquement sur le dos d’un désir de publicité un peu malsain jouant sur les peurs du moment, les remarques de l’auteur portent en elles quelques éléments de réflexion que ces éditeurs et ces libraires tout effarouchés auraient intérêt à prendre en compte pour améliorer leur espérance de vie face au mastodonte américain.
Ainsi, peut-être l’édition française n’est-elle pas bon marché, au point que les quelques pourcents laissés à l’auteur semblent trop maigres et l’incitent fortement à la démarche tentée par Koskas ? Peut-être ces éditeurs devraient-ils voir là une piste pour améliorer leurs coûts et verser davantage aux auteurs ?
Ainsi, peut-être les éditeurs et les libraires auraient-ils intérêt à tenter de voir un peu plus les choses du côté de leur clientèle et pas trop de ce qu’ils aiment promouvoir, ce qui éviterait (outre une perte de marché) la fâcheuse tendance à l’autocensure, à l’émergence et la conservation obstinée de ce politiquement correct que cet auteur n’est pas – loin s’en faut – le seul à remarquer. J’en veux pour preuve quelques tweets assez éclairants de libraires qui, s’ils ne représentent heureusement pas toute la profession, montrent assez bien les dérives « germano-pratines » évoquées précédemment.
De la même façon, on se souvient de ceux qui s’offusquaient d’avoir à vendre le livre de Le Pen, et pire encore de constater qu’il se vendait bien. On comprendra en tout cas que sur le simple plan commercial, la neutralité d’Amazon remporte facilement des points face à ce genre de comportements. Encore une leçon que certains ne voudront pas entendre.
Plus prosaïquement, on comprend qu’encore une fois, au travers de cette sélection iconoclaste pour le prix Renaudot, toute une frange d’individus absolument incapables de se remettre en cause vient de heurter frontalement la réalité. Dans un futur plus ou moins proche, un Renaudot, un Goncourt, un Femina seront disponibles sur une plateforme en ligne, auto-édités et peut-être même en format électronique seul. Le travail d’éditeur et celui de libraire va devoir changer, profondément, pour montrer aux auteurs leur valeur ajoutée, qui existe indubitablement.
Mais ce n’est pas en crachant sur les concurrents qui s’en sortent mieux que celle-ci s’appréciera.
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