Les éditions Tinbad publient Suites chromatiques de Jacques Sicard.
1.
Je ne veux pas l'oublier en me souvenant de lui à travers vous. Je ne veux pas vous oublier en me souvenant de vous à travers lui, dit-elle. La merveille d'amour ne se produit que deux fois. Une fois ici, une fois là — peut-être une fois au bord de la Loire, peut-être une fois sous le dôme de Genbaku ; une fois femme aux cheveux rasés, une fois évaporé avant que les nerfs aient senti quelque chose ; une fois à Nevers, une fois à Hiroshima. C'est la même merveille — devenue méconnaissable. Ainsi va l'oubli. Pour Marguerite Duras, l'oubli commence avec la répétition. Sa cendre se dépose dans un nom propre, le destin d'urne des noms propres — à rien.
La capture, en compagnie de Pierre Bergounioux de Geoffrey Lachassagne. — Pleine nuit de juin. Un drap blanc tendu entre les herbes hautes, éclairé par une lampe à ultra-violet : les insectes les plus jaloux de leurs secrets viennent s'y prendre et presque s'y produire. Leurs griffes s'accrochent aux mailles du tissu, elles remplissent l'office des épingles qui fixeront leurs dépouilles sur coussin et sous verre, leur noires silhouettes saccadées ironisent de la sorte la mémoire en quoi le geste de capture veut les convertir. La tristesse de Pierre Bergounioux vise à conserver la trace, à en comprendre le dessin, à confirmer par cette conscience qu'il y eut là autrement plus qu'un simple passage — et l'oubli sanctionne de même sa répétition, il prend la forme d'une nouvelle histoire inventée, qui n'a avec son modèle qu'un rapport de ressemblance fortuit. — Sur l'écran aux coléoptères, mon œil a la brièveté, une brièveté qui pince jusqu’au sang, du lucane cerf-volant.
2.
Un troupeau de vaches maigres broute sur la plage le sable rapporté des carrières un autocar de grand tourisme l'a déposé là au milieu des rayons tièdes gratuit l'hiver le stationnement automobile est redevenu payant au cours de la nuit un couple de tourterelles se sert du perchoir de l'antenne parabolique comme d'un porte-voix l'air trituré de l'alto expire comme l'éclat haut et court de la lumière qui se balance au sommet d'une lanterne une nuit de massacres la main frappe le cuivre un son mat répété sans autre cohérence que nerveuse comme sur le crâne des agneaux mal étourdis par la pince électrique le marteau aveugle du travailleur d'abattoir Ornette Ornette tu sais bien toi qu'il n'y a rien derrière les apparences pas d'énigmes pas de secrets le cœur organique a explosé sous la pression de la colonne â vent de l'instrument borné de clapets et de trous â l'image de l'appareil respiratoire d'un insecte chitineux combien de temps ? les fleurs blanches du pieris embaument l'air de leur inhospitalière âcreté il n'y a pas jusqu'aux petits excréments des hérissons au milieu de l'allée qui ne confirment l'annonce miraculeuse encore endormie dans le sel c'est le Mai Ornette sous la moire rouge de tes élytres? Trois mois ? Tu prends le violon tu changes de hanneton combien de temps ?
3.
Soudain, la voix se décroche des lèvres et du visage.
La violence ressentie dépend de ce que la désynchronisation a d'inattendu chez qui a fait de la cohérence de la présence humaine, c'est-à-dire de sa dialectique naturelle, la justification de son épuisement physique actuel. La voix gicle sous la pression en étau des tempes : pression d'hier, lorsque déconcerté par le silence des choses ; pression d'aujourd'hui, avec la pensée d'en avoir pris la plus juste mesure.
Elle raconte, la voix, beaucoup de choses très différentes. D'abord, le dépit en quoi une journée de pluie et de froid a changé la joie d'une chasse au trésor céruléen, mordoré, viride, des insectes que l'on se promettait de filmer. Elle raconte, aussi, comme par une occulte traduction, les conditions de son décrochage, loin du mâché de la peau, le corps drossé vers le fond du plan, et comment c'est une chance. Elle raconte le projecteur placé dehors près de la fenêtre du bureau pour imiter l'éclat du soleil solsticial.
À l'extérieur, le projecteur ; à l'intérieur, le timbre altéré de malheur de Pierre Bergounioux ; en avant, la position excentrée de la voix, l'exaltante position excentrée de la voix, la grâce d'un éphémère, un jour sans filet à papillon.
4.
Entendre comme vous l'entendez, je ne l'entends pas, dit le chat. Les chats sont les sélénites de la Terre. Jamais rien n'expriment, même lorsqu'ils dévorent l'oiseau, dédaignant bec, pattes et plumes. Il y a une photogénie de l'inexpressif. Il y a aussi une musicalité. Vient â l'esprit le Free jazz. La rage glaciale de son expression trouve plus qu'un écho dans l'idiosyncrasie du chat. L'élégance câline, l'imprégnation mesurée de l'état domestique, le ronronnement entre les seins, le bond imperceptible qui hommage l'esthétique — la convivialité du thème félin est proie constante d'une force intérieure tératogène, un sang-froid, une inexpressivité de sang-froid qu'il est préférable de ne pas regarder en face, surtout lorsque le chat est assis sur son séant, l'anus délicatement posé sur son coussin de poils, lui-même appuyé sur le balancier courbe de la queue.
(...)
Jacques Sicard, Suites chromatiques, Tinbad, 2018, 152 p., 16€, pp 107/111
Quatrième de couverture :
Voici un ensemble de textes. Composé de 10 suites, appelées « Suites chromatiques », titre éponyme du recueil — en libre référence à l'échelle musicale du même nom. Chaque suite s'articule sur douze fragments (7 tons et 5 demi-tons). Pour filer la métaphore, il y a l'effort pour créer une tension entre thème et improvisation. Le thème étant les films de cinéma et le cinématographe en tant qu'art et technique (écriture à partir des films, sans que ceux-ci ne soient qu'un prétexte) ; l'improvisation venant d'horizons aussi différents que la peinture, la danse, la littérature, la photographie, la poésie et, surtout, le jazz. L'idée étant de faire en sorte que le thème, cessant d'être la condition mélodique, harmonique, rythmique où toujours revenir, devienne un aspect changeant de l'improvisation libérée de toute tutelle. Atteindre au moment Free. C'était le vœu — l'ai-je exaucé ?
J.S.
Né sur les rives de La Mer au Milieu des Terres, Jacques Sicard a publié dans de nombreuses revues électroniques ou papier (Les Cahiers du Cinéma, La Lettre du Cinéma, La Barque, Verso, La Contre-Attaque, Hippocampe, Les Carnets d'Eucharis, Place de La Sorbonne, Les Cahiers de Tinbad, Rehauts, Le Nouveau Recueil, Les Cahiers Artaud, The Black Herald, etc.). Il a aussi publié six recueils entre cinéma et poésie ; Suites chromatiques est le septième.