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14-18, Albert Londres : «On habitait, on récoltait par ici. C’est fini.»

Par Pmalgachie @pmalgachie
14-18, Albert Londres : «On habitait, on récoltait par ici. C’est fini.»
Le désert de la Somme
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.) Front britannique, 9 septembre. Aviez-vous vu le désert, le seul connu jusqu’à ces dernières années et qui, généralement, se trouvait hors d’Europe. Si vous l’aviez vu et que vous soyez amateur de ce genre de nature, il vous faudra entreprendre un nouveau voyage, une seconde sorte de désert vient d’apparaître à la surface du globe, il est dans la Somme. Il n’est pas que là. Où passèrent les armées en rage, il s’établit. Certes, vous le rencontrerez partout, derrière n’importe laquelle de nos batailles, mais si vous désirez connaître du premier coup ce qui s’est fait de plus réussi en la matière, choisissez la Somme. Les anciens déserts, ceux que nommèrent jusqu’à présent les géographes, étaient quoique moins modernes plus perfectionnés que leurs récents émules. Ils avaient, nous apprend-on, des oasis et des points d’eau et l’on ne nous a jamais dit qu’ils livraient aux vents pour les apporter aux voyageurs des odeurs nauséabondes. Voyageur dans la Somme, je vous apporte le spectacle qui s’offre aux regards. Si déjà tant de cris n’avaient été poussés ce serait à en crier, ce serait à jeter continuellement des exclamations, ce serait à en attester Dieu si Dieu depuis longtemps ne savait à quoi s’en tenir. Entrons donc simplement dans les vallées de ce monde bouleversé, elles ont connu assez de fracas pour qu’on leur épargne celui des mots. C’est insensiblement que vous prend ce désert. Vous êtes au bon milieu que vous vous rendez compte que vous ne vous êtes pas aperçu quand vous l’avez franchi. C’est qu’il n’y a pas de tourniquet à son entrée et que la route qui vous y conduit de civilisée qu’elle était ne devient pas subitement barbare, elle se fait un peu moins verte et les champs tout autour se font aussi un peu moins verts et les arbres ont petit à petit moins de feuilles, puis ils arrivent à ne plus avoir de branches, puis les champs cette fois sont complètement pelés, puis ils sont troués puis ils sont semés de bouts de bois blanc, on s’avance, ce n’est pas une culture, ce sont des croix. Ni un homme ni une plante, rien qui parle, rien qui pousse, plus une voix, plus une sève, vous pouvez vous arrêter, vous êtes à votre désert. C’est la plaine, vous avez grande vue de tous les côtés, de tous les côtés c’est pareil. Ce n’est pas une petite lande de sol qui est tombée en cet état, c’est tout un pays. Arrêtez-vous, écoutez, peut-être allez-vous saisir une manifestation de vie, vie humaine, vie végétale, on habitait, on récoltait par ici. C’est fini. C’est bizarre. Le vrai désert est plat, celui-ci est chaotique. Il est tout naturel que la paix règne sur le premier, des sables sont lisses, il est étonnant que l’on n’entende pas gémir le second tout transpercé. Pas de points d’eau, mais des rivières. Il en est une sinistre, l’Ancre, elle s’étale aplatie, elle est comme répandue, elle a perdu, elle aussi, son lit dans la bagarre. Pas d’oasis, mais des pancartes. Ce sont des pancartes qui remplacent les villages. Les pierres des villages ayant disparu jusqu’à la dernière, il faut bien tout de même commémorer l’endroit. Alors on a pris tout ce qui restait du petit bourg, c’est-à-dire son nom et on l’a dressé sur un morceau de bois. Citoyens des rives de la Somme, regardez bien ce poteau, c’est là que vous êtes nés. Drôle de désert, il est farci de cahutes cimentées, de fils, de morceaux de barres de fer. Je vous amènerais par ici, saint homme, qui du fond de votre cellule n’avez rien entendu dire de ces quatre dernières années, que vous vous enfuiriez d’épouvante de peur de tomber entre les mains de ceux qui avant de l’abandonner vécurent en ce pays de si barbare manière et sans autre industrie que d’y creuser des tombes. Il est aussi de grands villages en ces parages ; grâce à leur construction, ils sont d’aspect unique dans la guerre. Bâtis en pisé, le pisé sous l’ébranlement est tombé ; il ne reste plus des maisons que leurs carcasses de bois ; elles semblent de grandes cages où, dans ce pays abandonné des hommes, des bêtes viennent de temps en temps jouer Chantecler Mais elles doivent faire comme nous, venir de loin, car pas plus que d’hommes, de fleurs, de plantes, de feuilles, il n’est d’oiseaux en ces lieux.

Le Petit Journal

, 10 septembre 1918.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
14-18, Albert Londres : «On habitait, on récoltait par ici. C’est fini.»
Dans la même collection
Jean Giraudoux Lectures pour une ombre Edith Wharton Voyages au front de Dunkerque à Belfort Georges Ohnet Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes Isabelle Rimbaud Dans les remous de la bataille

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