J'ai découvert Calvo en France, en lisant son roman fantastique Elliot du néant, paru aux éditions La Volte en 2012.Je me souviens encore de son onirisme, de son humour, de ses références à Mallarmé, Lewis Carroll et Nick Kersahw, et de son atmosphère étrange et foutraque hors du commun.Calvo, avais-je compris à l'époque, sort des sentiers battus. Cela s'est d'ailleurs confirmé lorsque l'année passée David s'est muée en Sabrina, une peau neuve qui lui va comme un gant, et une nouvelle identité qui la définit aujourd'hui tout autant que sa carrière d'artiste et d'écrivaine.C'est donc avec plaisir que j'ai vu sortir en fin d'année dernière son nouveau roman Toxoplasma, toujours chez La Volte, et qui prenait place dans ma nouvelle ville de coeur : Montréal.
Car Sabrina Calvo habite elle aussi la métropole québécoise, et elle a décidé d'en faire son terrain de jeu.Cette fois-ci, elle nous entraîne dans les aventures de Nikki, détective pour chat perdus et employée de vidéo-club selon son bon vouloir, et de Kim, hackeuse - ou plutôt coureuse de bois virtuels, dans un Montréal devenue une Commune révolutionnaire, une société auto-gérée en guerre civile avec l'armée fédérale et libérale.Dans cette Commune anarchiste à moitié en ruine il n'y a plus d'internet, plus de contact avec le monde extérieur, plus de monnaie officielle, plus d'électricité courante... mais qu'importe, les habitants de l'Île célèbrent le retour à une technologie et un monde analogique qui fleure bon l'insouciance et l'impétuosité des années 80.Bienvenue dans une utopie improbable au coeur de laquelle un tueur en série décapite et met en scène des écureuils et des ratons laveurs dans des parcs municipaux : Nikki décide d'enquêter.Quand j'ai lu le résumé de Toxoplasma, je me suis dit "euuuh... Quoouuua ?", mais sur le ton d'un enfant à qui on vient d'offrir un billet pour Disney, fofolle et impatiente d'en commencer la lecture.Je dois faire un aveu.Rentrer dans le livre m'a pris du temps. Beaucoup de temps. Je l'ai posé deux mois, puis je l'ai repris, puis j'ai fini par le dévorer. Mais les 80 premières pages m'ont été un peu pénibles, contrairement à Elliot du néant où j'avais été happée dans son univers comme dans un vortex de Sliders.Pourquoi, me direz-vous ? Le plus compliqué, pour moi, était d'essayer de comprendre le jargon technologique des hackers du roman, ces passages là avaient du mal à s'imprimer sur ma rétine et à transmettre un message cohérent à mon cerveau. (moi niveau techno, je suis un peu teubé, ou un peu cave comme on dit par ici. Comme Nikki, je suis une totale noob.). Mais ce n'est pas qu'une question d'incompréhension de certains termes, qui m'a bloqué. L'écriture de Sabrina Calvo est un peu expérimentale (à mon sens), surtout dans Toxoplasma. Cela ne me pose habituellement pas de problèmes, je lis énormément, et j'adore lorsque les auteurs se démarquent dans leur écriture. Mais là, y avait un truc qui me gossait...Niveau dialogue, c'est un mélange de français de France (moderne), d'anglophone et de français québécois (un peu comme la phrase que je viens de faire juste au-dessus !), et ça n'aide pas franchement à fluidifier la lecture - mais ça lui donne une saveur particulière que j'ai par la suite beaucoup apprécié.Concernant le texte en lui-même, Calvo aime varier les figures de styles et inventer son propre genre narratif, un mélange de poésie et de familiarité saupoudré de son univers alternatif et de glaçage cyberpunk, le tout avec des changements fréquents de narrateurs, des insertions de tchats informatiques écrits en mode SMS (le Trophonion), des harangues engagées et un peu piquées de la radio locale, et des plongées en italiques dans les rêves surréalistes de son héroïne : un gloubi-boulga délicieux préparé d'une main experte, mais un brin déconcertant à la première lecture. Bref, au début, j'avais un peu du mal à me concentrer dessus. Peut-être parce que j'avais trop de choses en tête (les galères du processus d'immigration, les problèmes professionnels, les angoisses nocturnes, une fatigue chronique dont je n'arrivais pas à me défaire depuis... euh... quatre ans ?, et que je peine toujours un peu aujourd'hui à éradiquer. Les excuses bidons sont nombreuses quoi, choisissez votre préférée), ou peut-être parce que j'avais envie d'une lecture plus "légère" à ce moment-là : je ne sais pas.Le début m'a été difficile à lire, je n'arrivais pas à enchainer plus de dix pages à la suite, et je n'arrivais pas à apprécier ma lecture. Pourtant je le voyais, le talent de Sabrino Calvo. Il me sautait aux yeux : son univers fantastique et déjanté, son message social et politique, son humour en transparence, ses personnages consistants et attachants, je voyais très bien le potentiel.Montréal + des chats + des références pop culture et culture alternative + du fantastique et de la science-fiction = normalement c'est parfait pour moi.Mais j'avais un blocage.Pour me débloquer, il m'a fallu entendre l'autrice en parler elle-même, lors d'une conférence autour de son livre.Elle en parlait avec passion, et ce qu'elle expliquait de son oeuvre m'interpellait tellement, que lorsque je suis repartie prendre mon bus j'ai replongé direct à la page indiquée par mon signet et j'ai englouti les 250 pages restantes sans reprendre mon souffle (ou très peu - quand même).Et donc là, je suis tombée amoureuse du livre.Cette écriture un peu chaotique - à l'image de son monde imaginaire - a pris tout son sens. Sa beauté et son lyrisme ont fini par me séduire, et ses personnages hauts en couleurs auxquels je n'arrivais pas à m'identifier (même un ptit peu) ont enfin trouvé une substance à mes yeux Kim et Mei, avec leur jargon incompréhensible de hackeuses défoncées, se sont mises à me parler. C'était un peu moins problématique pour Nikki, sa passion du mystère, des mythes et des chats perdus me charmait déjà, tout comme sa relation amoureuse avec Kim, ses rapports plein de tendresse avec la vielle voisine ("mommy") et son côté geek et cinéphile de série B me plaisait déjà beaucoup - surtout ses envolées exaltées sur The Land that time forgot ou son rapport intime aux films de Cronenberg (elle travaille dans un vidéo-club et conseille des VHS, un commerce en résurgence dans une société où le streaming et le téléchargement n'existent plus - adios Netflix, welcome home le magnétoscope... enfin entre deux coupures d'électricité).Cette langue qui au début me déconcertait, du fait de son appropriation trop libre du langage québécois, s'est aussi mise à me parler. C'est certainement l'intervention de Calvo qui m'a réconcilié avec son originalité, qui au début me faisait un peu saigner les yeux. Je n'arrivais pas à comprendre pourquoi elle malmenait parfois le phrasé des québécois dans l'histoire, alors qu'elle habite sur place depuis plusieurs années. Je concédait que Kim et Nikki mélangent habilement de l'argot français ("putain", "meuf", et autres petites expressions de notre cru) car elles sont étrangères et immigrés depuis quelques années au Canada. Mais pour les personnages québécois, je ne comprenais pas.Sa volonté était simplement de faire un mélange de trois des langues qu'on entend aujourd'hui dans les rues de Montréal : le français québécois, le français de France (100 000 français dans la région quand même...) et l'anglais. Et dans une Commune coupée du monde, ces trois langues ont forcément une influence sur l'évolution du langage de ses habitants. Aussi dans ce contexte là est-il finalement assez normal de voir des québécois utiliser des tournures de phrases et des expressions typiquement française ou anglo.Ce n'était pas évident, et j'étais passé à côté. Totalement. La romancière s'est d'ailleurs excusé par avance en disant que c'était sa volonté, et que visiblement de nombreuses personnes passaient à côté, et que cela devait vouloir dire qu'elle n'avait pas correctement mené son idée à terme. Peut-être. Sûrement. Ou bien c'est nous qui sommes un peu couillons. En tout cas c'est une super idée, et maintenant j'y adhère totalement.Enfin, l'intrigue elle-même, dont je n'arrivais pas au début à saisir les ramifications, a fini par prendre une direction passionnante, imprégnée de mythologie amérindienne, de faits divers réels (les meurtres d'animaux, entre autres, sont tirés de l'actualité québécoise), de références télévisuelle et cinématographiques, et de la matière même du songe.Au-delà de la réalité de la Commune, de cette guerre entre anarchistes et libéraux, de cette Utopie éphémère qui s'effrite déjà, Sabrina Calvo s'engouffre dans le passé de Montréal, au coeur de ses origines ancestrales, quand une autre armée se massait au bord du fleuve pour soumettre ses habitants. Et quand elle parle de ces "autres qui sont venus piller et ravager pour prendre l'espoir et le transformer en dépendance", de "cette conspiration qui est vivante" et "fantôme", de cet "ectoplasme de mort et de souffrance" qui s'approche pour les prendre, elle fait référence aux armées fédérales, à la doctrine libérale qui se referme en tenaille autour de l'anarchisme de la Commune, mais aussi de ces colons qui venaient imposer leur vision du monde aux autochtones, décimant leur civilisation, les rendant dépendants d'eux pour vivre, tout comme la société actuelle est dépendante de la mondialisation et du capitalisme.Je pense qu'on pourrait passer des heures à décortiquer l'oeuvre de Sabrina Calvo, qui regorge de références historiques et culturelles, de messages politiques et humanistes, et de tant d'autres choses (je ne peux pas parler de tout dans un petit billet comme ça, il y aurait trop à dire - sur trop de trucs).Elle ne nous prend pas par la main, c'est à nous de débroussailler cette forêt, de suivre les racines pour aller trouver la source du message, de remonter les fils pour atteindre le coeur de la toile. Elle expose l'indicible et l'invisible aux yeux de tous, à travers l'outil trop souvent décrié qu'est le genre de l'imaginaire.La fin du roman laisse la porte grande ouverte. Sabrina Calvo laisse le choix au lecteur d'en faire ce qu'il en veut et de s'approprier le sens de l'oeuvre. J'aime ce genre de fin, de celles qui font la part belle à l'imagination.Faites comme moi, laissez-vous aller dans cet univers bariolé - et barricadé -, au coeur de la grille, au centre de la toile, en suivant les ouaouarons, et vous devriez atteindre l'épicentre de l'onirisme de Sabrina Calvo, et qui sait, un monde idéal ?PS : Je note toutes les références cinématographiques et musicales distillées au fil du récit par l'autrice, ma culture est franchement à refaire...