Les Lettres Françaises : Après sa mort, Daniel Boudinet est tombé dans un certain oubli. Qu’est-ce qui a permis sa redécouverte aujourd’hui ?
Christian Caujolle : Si Daniel Boudinet est tombé dans l’oubli c’est parce que les structures en charge du fonds légué à l’état par la famille n’ont pas été, à l’époque, opérationnelles ni suffisamment actives pour diffuser et soutenir son œuvre. Dès l’arrivée de Marta Gili au Jeu de Paume et alors qu’elle souhaitait que nous puissions développer ensemble des projets, je lui avais dit qu’il me semblait important de remettre sous les projecteurs l’œuvre de Daniel et, entre autres, l’importance de ses propositions dans le domaine de la couleur. Marta ayant passé un accord avec la ville de Tours pour des expositions au Château a pensé à Daniel Boudinet, et cette envie a croisé le très grand intérêt de Mathilde Falguière, qui venait de prendre ses fonctions à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine pour cette œuvre dont elle avait la garde et la responsabilité. Une forme de « happy end », en somme, et de bons hasards qui se croisent au bon moment après une trop longue période d’oubli.
Les Lettres Françaises : Peut-on dire que l’œuvre de Daniel Boudinet est en tension entre un classicisme revendiqué et une modernité de fait ?
Christian Caujolle : Absolument. Un classicisme appris de la fréquentation tardive des musées mais que Daniel considérait comme la manière la plus propice à s’inscrire dans l’histoire de l’art, et une modernité qui se traduit dans l’intérêt et les recherches obsessionnelles autour de la couleur. Il est incontestablement un précurseur dans ce domaine, entre autres avec les Villes la nuit et Fragments d’un Labyrinthe, mais les règles de composition, les cadrages, les équilibres sont tout à fait classiques, sages d’une certaine manière, à première vue en tout cas.
Les Lettres Françaises : L’exposition met en avant l’utilisation de la couleur. En quoi était-ce radicalement innovant ? Comment cela fut-il reçu ?
Christian Caujolle : Pour les Villes, la façon de considérer que la lumière, entre autres les lumières artificielles la nuit, est ce qui fabrique la couleur, est déterminante. Il n’y a pas de couleur « absolue », simplement des couleurs de circonstance. Et Daniel laisse percevoir l’origine de la lumière quand il ne conserve pas les sources lumineuses – comme les lampadaires – dans le cadre. Et il compose en organisant la géométrie non pas avec les lignes mais avec les masses colorées. Dans les camaïeu de Fragments d’un Labyrinthe, la quête sur l’origine et la circulation de la lumière est au service du questionnement sur la façon dont la lumière « produit » visuellement de l’espace. Cela était parfaitement nouveau. Ce fut à la fois apprécié et, très souvent, incompris. Car peu de gens s’intéressaient à la couleur, qui restait perçue comme un outil pour les professionnels, entre autres, pour les meilleurs, pour la mode et la publicité. La photographie dite « artistique » était en noir et blanc…
Les Lettres Françaises : Pensez-vous que la force des séries des Villes la nuit et du Labyrinthe tient à la fois des prouesses techniques et d’une esthétique singulière ?
Christian Caujolle : La maîtrise technique est évidente mais le photographe souhaitait, avant tout, qu’elle n’apparaisse pas, qu’elle ne soit pas perceptible. Il détestait plus que tout les effets et est toujours allé, y compris dans ses portraits en noir et blanc par exemple, dans la direction de l’épure. La grande force des Villes la nuit s’ancre certainement dans ce qui nous apparaît aujourd’hui comme un classicisme sans âge, comme une évidence formelle et émotionnelle. Et l’esthétique est vraiment singulière, elle ne peut être rapportée ou comparée à celle d’autres auteurs. Daniel Boudinet a tout d’une étoile filante.
Les Lettres Françaises : Comment expliquer que, dans La chambre claire, Roland Barthes ne commente pas son œuvre, alors qu’il place une de ses photographies en exergue du livre et qu’il a écrit sur lui ailleurs ?
Christian Caujolle : Cela reste un mystère, puisque Mathilde Falguière a retrouvé un état du manuscrit dans lequel le nom de Daniel Boudinet figurait, qui a été remplacé par « un grand photographe ». Fâcherie ? C’est possible. Daniel pouvait être ombrageux, voire colérique. Roland Barthes était souvent ombrageux, pouvait se vexer. On ne voit pas de raison théorique à cette situation. On ne peut qu’envisager des anecdotes relationnelles. Et cela restera toujours une énigme.
Entretien réalisé par Franck Delorieux
Daniel Boudinet, Le temps de la couleur de Mathilde Falguière, Christian Caujolle et Bernard Lamarche-Vadel Editions Jeu de paume, Lienart, 192 pages, 35 €
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