L'homme, né en 1934, toujours brillant, drôle et actif, - toujours écologiste, toujours romancier, toujours fermier de son Kentucky natal, toujours essayiste vaste et pertinent – a renoncé, dès ses 22 ans, à enseigner, pour n'avoir pas à vivre de sa parole, pour s'exprimer par livres qui, seuls, nous laissent loisir et temps de nous détromper d'eux :
Le planteur d'arbres, le jardinier, l'homme né pour cultiver,
dont les mains s'enfoncent dans la terre et germent,
pour lui le sol est une drogue divine. Il entre dans la mort
chaque année et en revient réjoui. Il a vu la lumière reposer
sur le tas de fumier, et ressusciter dans le blé.
Sa pensée traverse l'extrémité des travées comme une taupe.
Quelle graine miraculeuse a-t-il avalée
pour que la phrase illimitée de son amour lui coule de la bouche
comme une vigne accrochée au soleil, et comme une eau
descendant dans le noir ? (p.73)
Il est difficile d'être lecteur de Wendell Berry, parce que cet homme nous imagine d'emblée aussi exigeants que lui. Il nous veut au niveau où il s'est senti lui-même, quand le meilleur de l'inspiration lui advenait. On le voit bien au fil des pages : dès qu'on cesse, un instant, de se montrer aussi simple, profond et net que ce qu'on en lit, on perd le fil. La splendeur de cette pensée n'attend pas, elle ne peut pas (malgré sa générosité) ralentir : son proverbial « esprit de contradiction de fermier fou » (p. 79) chuterait à la première pause :
Lorsqu'ils disaient : « Je sais que mon Rédempteur est vivant »,
je répondais : « Il est mort ». Et quand ils me disaient :
« Dieu est mort », je répondais : « Il va pêcher tous les jours
dans la rivière Kentucky. Je Le vois souvent » (p.79)
Berry, c'est superbe ; c'est racé, fraternel et perspicace, comme de l'Épictète, du Thoreau, du Rilke. Touchés, on pleure pareil. Mais c'est un Épictète à son compte, fermier indépendant, qui ne ferait cours qu'à ses Muses. Un Thoreau âgé, dialecticien, redevenu sauvage sur son lieu même d'enfance, et ajoutant un travail hors de lui, dans les champs et les étables, à celui de la forêt en lui. C'est un Rilke bosseur, sédentaire, qui accouche ses brebis, lustre son maïs, vend ses juments, bricole divers réduits sur son domaine. C'est un homme dont les si divers talents ne comptent pas fusionner pour rien :
Je me penche vers la terre sur le sol de la grange
où les petits de la brebis viennent de naître
et maintenant, humides et sanglants, respirant
enfin l'air de ce monde hivernal,
ils luttent pour se redresser, tandis que la brebis
gronde et les lèche. Sans le savoir,
ils savent d'instinct ce qu'ils vont devenir :
battement de cœur et souffle,
la faim qui va les diriger
vers le pis, et de là vers l'herbe
ensoleillée. J'accomplis les actes anciens
du réconfort et de la sauvegarde, en vérifiant (p.65)
C'est un homme dont le cœur, c'est vrai, aime plaire, mais chez qui la vanité est comme physiquement impossible : son renom a su reposer sur le seul travail. Et chez lequel, de même, l'humilité s'ouvre toujours : s'efforçant (dans sa tâche poétique, comme dans ses activités agricoles) de tirer de lui tout ce qu'il peut, il ne vise le meilleur que pour nous le rendre disponible. Et c'est l'anti-voyeur : dès qu'il dénude littéralement notre âme, il la laisse seule. Et ce qu'il exhibe de lui, c'est la fécondité dont il résulte, non la sienne. Une fécondité qui, même mort, le nourrira :
Traitez-moi donc, même mort,
en homme qui a un endroit
où aller et quelque chose à faire.
Ne me barbouillez pas la figure
de cire, de poudre ou de maquillage
comme on embellirait
une réalité impossible à changer
pour faire mentir l'amertume.
Reconnaissez cette terre natale
dont est fait et sera fait mon corps,
reconnaissez sa liberté et
sa mutabilité.
Vêtez-moi des habits
que je portais dans mes va-et-vient quotidiens.
Déposez-moi dans un coffre en bois.
Mettez ce coffre dans le sol (p.19)
Il est facile de dire ce qu'il sait faire : il sait célébrer, il sait consoler, il sait animer et mobiliser. Bien que plutôt solitaire, et ne festoyant pas, il célèbre partout et toujours une vie des choses que solennellement il restitue. Bien qu'activiste (qui préfère prévenir les poisons à décontaminer) et malcommode (qui tolère peu nos loisirs de ne pas penser), Wendell Berry est un homme qui, sans rassurer jamais, console toujours, car il accompagne son récit de la dévastation du monde par la mention de ses perfections intactes et le rappel de son indestructible déploiement. Et c'est un homme qui mobilise, car il détaille aux parts effondrées de nous-mêmes les croche-pieds qu'elles se sont faits, et, en appelant aux seules forces qui relèvent, nous guérit de l’'impuissance. Et d'abord tirons, suggère-t-il, de la complexité même du mal notre lucidité sur lui ! :
Mais est-ce qu'en fait les Seigneurs de la Guerre
détestent le monde ? Ce serait facile
à supporter, s'il en était ainsi. S'ils détestaient
leurs enfants et les fleurs
qui poussent sous la lumière qui réchauffe,
ce serait facile à supporter. Car dans ce cas
nous pourrions détester les détestateurs
et avoir raison. Ce qui est dur,
c'est d'imaginer que les Seigneurs de la Guerre
puissent aimer les êtres qu'ils détruisent (p.107)
Quant à ce que, comme tout le monde, il ne sait pas faire (« faire de toute pensée un chant et de tout travail une danse », p.41, rajeunir avec la lumière que son âge contemple, p.119, rendre aux mots l'exacte piété qu'ils nous prêtent, p.55, savoir concilier les vivantes tortures de la semaine avec la morbide oisiveté des dimanches, p.33, s'écarter de tout ce qui obscurcit le lieu où l'on est, p.109 …), il nous en laisse, comme une clé au pied de l'horizon, la chanceuse responsabilité. Avertissement plus imparable que l'aveu à lui-même d'un sourd :
Si nous sommes devenus un peuple incapable
de pensée, alors la pensée-brute
de la puissance nue, de l'avidité nue
pensera à notre place.
Si nous sommes devenus incapables
de nous refuser quoi que ce soit,
alors, tout ce que nous avons
nous sera arraché.
Si nous n'avons pas de compassion,
nous souffrirons seuls, nous souffrirons
seuls la destruction de nous-mêmes.
Ce ne sont là que les lois de ce monde,
celles qu'a connues Shakespeare, celles qu'a connues Milton
(p.135)
On a naïvement envie de dire : voici peut-être le plus grand poète vivant. Et l'on a le droit aussi de sourire avec ceux qui jugent son génie ringardissime. Mais l'immense émotion que suscite sa lecture secoue en nous, comme un Dieu, l'authenticité perdue :
Plus nous sommes ensemble,
plus vaste la mort croît autour de nous.
Combien d'êtres connus de nous en ce moment
qui sont morts ! Nous, qui avons été jeunes,
mesurons à présent le prix d'avoir été.
Pourtant, plus nous connaissons les morts,
plus nous devenons familiers du monde.
Nous qui avons été jeunes et nous sommes aimés
dans l'ignorance, nous parvenons
à nous connaître dans l'amour ...(p.15)
Marc Wetzel
Wendell Berry, Nul lieu n'est meilleur que le monde, Poèmes choisis et traduits de l'américain par Claude Dandréa, Arfuyen, août 2018, 160 p., 18€
Extraits de ce livre, en version bilingue
Présentation de Wendell Berry