Les lumières d’Éros : David Lynch et Ralph Gibson

Publié le 17 septembre 2018 par Les Lettres Françaises

La photographie et l’érotisme partagent le même paradoxe : ils peuvent être une œuvre d’art, une expression esthétique et pensée du désir ou un simple témoignage, un compagnon d’onanisme. Quand une photographie de nue, cadrée par exemple sur le seul sexe d’homme ou de femme, passe-t-elle du statut d’objet de satisfaction solitaire à celui d’expression artistique ? Bien sûr il y a d’évidents critères de lumière, de cadrage, de contraste, d’utilité de la couleur ou du noir et blanc, d’originalité et pour tout dire de beauté que l’on voit, ressent et pense immédiatement. Le sujet ne doit jamais être un critère primat. Mais aux yeux de ceux qui pratiquent « la concupiscence du regard », comme disait Bossuet, la frontière est parfois ténue et il arrive que l’artiste cède pour quelques images à des codes qui n’ont pas pour but la délectation d’Aristote, dont Nicolas Poussin faisait la fin de la peinture et dont je fais aussi la fin de la photographie – même si, hédoniste et sensualiste, j’ajoute bien volontiers au concept du péripatéticien le plaisir du corps et la satisfaction des sens. J’aime qu’une œuvre me fasse jouir, mais encore faut-il qu’il y ait œuvre. On peut comme Rimbaud se faire plaisir avec des « romans pornographiques sans orthographe », mais on peut préférer les poésies de L’Arétin, de Baffo, les romans libertins du XVIIIe siècle, les vers de Verlaine ou Les exploits d’un jeune Don Juan d’Apollinaire.

Ces interrogations me sont venues en regardant deux livres de nus féminins : Nudes de David Lynch publié par la Fondation Cartier pour l’art contemporain et Nude de Ralph Gibson aux éditions Taschen. Ils partagent en commun de donner à voir des images somptueuses dans lesquelles le plus grand art photographique s’allie à l’art d’aimer mais aussi d’autres assez faibles, qui collent aux fantasmes des artistes sans les tirer par l’esthétique vers un universel. En un mot, ces deux ouvrages sont trop gros. Une série, comme un parti communiste autrefois, « se renforce en s’épurant ». Regardons page après page.

J’avoue : je ne connais rien de David Lynch. Je sais qu’il est réalisateur de cinéma mais, peu familier des salles obscures, je n’ai vu aucun de ses films. Je n’en sais pas plus sur sa musique ou sa peinture qu’une rapide recherche sur internet m’a appris qu’il pratiquait. Il n’est pour moi qu’un nom célèbre. Je veux aborder son œuvre photographique en conservant la virginité de mon regard. Mes yeux seront le seul critère et le seul référent. J’ouvre le livre que, d’abord, je feuillette : je vois immédiatement, pour mon enthousiasme, que Lynch s’approche au plus près de la chair. Le grain de la peau se confond avec le grain de l’image. Il colle à son sujet. On est au plus près de l’intime, si près que l’image semble parfois abstraite. Le noir et blanc alterne avec la couleur, et c’est là que le bât blesse. Ces couleurs sont criardes et n’apportent pas grand-chose au livre. De même que les références à des fantasmes hétérosexuels de base tels que la fétichisation de la chaussure ou un maquillage très prononcé apparaissent comme des clichés. Mais il faut saluer le remarquable travail de la lumière qui semble faire naître les corps.

Le propos de Ralph Gibson semble proche et est pourtant différent. David Lynch publie Nudes tandis que Gibson utilise le même mot sans lui ajouter la marque du pluriel. Veut-il, par une multiplication des images diverses, dresser une essence de la beauté féminine ? Ce serait aussi vain que réducteur. Ralph Gibson déclare : « Je ne suis guère que l’humble serviteur de la beauté et vais partout où elle m’appelle. » On peut ainsi penser qu’il cartographie autant qu’il traque cette beauté. Il dresse un blason du corps de la femme sans jamais se satisfaire d’une seule représentation ou d’une seule manière. Là encore, le noir et blanc ou la couleur sont utilisés tour à tour. Les cadrages sont le plus souvent très serrés, sur le visage, les mains, les seins, les fesses, le sexe… mais parfois plus larges pour donner une vision de la silhouette. Épuise-t-il son sujet ? Cela semble peu probable malgré l’effet baroque de la profusion d’images. Écoutons-le encore : « Un photographe a dit un jour que la beauté chez les femmes est infinie. C’était peut-être moi. En fait je me souviens bien l’avoir dit… Et je persiste encore aujourd’hui. (…) J’aime photographier les femmes – pour des raisons allégoriques, narratives ou formelles – et je peux dire que la forme du corps féminin est absolue et parfaite. »

Quelles que soient mes réserves, ces deux livres méritent l’attention : ils célèbrent la beauté et le désir, s’adressent aussi bien aux sens qu’au besoin d’esthétisme. Malgré les ratages et les redondances, ils sont des objets de délicieuse délectation.

Franck Delorieux

David Lynch, Nudes
Version bilingue français-anglais
Relié, 25 × 34 cm, 125 reproductions
Fondation Cartier pour l'art contemporain, 240 pages, 55 €

Ralph Gibson, NudeRelié, 26,8 x 35,7 cm 
Taschen, 336 pages, 50€

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