Le parcours de Ch'Vavar, comme poète, tient aussi de la rencontre, et de ce qu'elle génère : du collectif. C'est au sein d'une bande d'adolescents que Ch'Vavar, comme poète, grandit (le groupe surréaliste de Montreuil sur Mer), et l'introduction rappelle le rôle très important que Le Jardin Ouvrier jouera, en tant que lieu d'élaboration de nouvelles formes aussi bien que de rencontres entre nombre de poètes aujourd'hui reconnus ; c'est toute une partie de la scène littéraire actuelle qui passe par le Jardin. On peut même dire que le travail de Ch'Vavar a d'ailleurs toujours été collectif, y compris lorsqu'il écrit " seul " : l'introduction rappelle le rôle important que joue l'hétéronymie dans l'œuvre de Ch'Vavar. L'invention d'auteurs fictifs, ayant chacun une biographie et un style propres, permet à Ch'Vavar d'être, littéralement, plusieurs : dans Cadavre grand m'a raconté. Une anthologie de la poésie des fous et des crétins dans le nord de la France, presque tous les poèmes sont de Ch'Vavar. Mais on pourrait tout aussi bien dire qu'ils ne sont pas de lui, tant ce travail de désindividualisation permet de faire varier les focales dans le regard projeté sur le réel.
Désindividualisation : perte de l'identité, et établissement d'une nouvelle identité ? Elle sera, si elle doit être, nécessairement collective. Briseul rappelle l'importance du thème de cette Grande Picardie Mentale, territoire inventé autant que " découvert ", territoire de la marge, tant politique et territoriale qu'ontologique : territoire rêvé, ou du rêve. Il ne s'agit bien évidemment pas de poésie régionaliste ; il suffit de lire C'est presque la campagne..., extrait des Feuillées d'Hypnos, p.70 de ce volume : on y verra le jeu ironique sur les images de la campagne, et de la province. Rien ne serait d'ailleurs plus contraire aux idéaux émancipateurs de la poésie surréaliste, qui restent présents chez Ch'Vavar jusque dans ses textes les plus récents. De ce point de vue, il est caractéristique que Ch'Vavar loue régulièrement la contrainte poétique (et surtout la justification) précisément pour sa capacité à libérer l'inconscient bien mieux que ne le ferait l'écriture automatique : " ...la justification - obligeant le poète à un travail très serré sur la matière même du poème, il (le poète) ne se reporte plus que de loin en loin à ce qu'il a ou aurait à dire, et laisse son imagination batte la campagne librement. Il ne la surveille plus que d'un œil rapide, et j'ai dit " l'imagination ", mais le subconscient s'amène et déblatère, toute censure abattue. Et c'est alors que des choses vraiment intéressantes se disent, qui avaient à se dire, sans que nous le sachions. " (Ivar Ch'Vavar à Philippe Blondeau, le 30/09/12. P. 193-194).
La poésie collective de Ch'Vavar et de son peuple d'hétéronymes - sans parler de ses camarades réels - cherche la libération d'une parole qui n'est pas celle de la maîtrise rationnelle et consciente, celle, nécessairement, de la maîtrise des imaginaires par les organes du pouvoir (qu'il soit politique ou économique). Et pour ce faire, il laboure le sol imaginaire des identités fluctuantes, ou plutôt : marginales, folles, basses. Inacceptables.
Car si la Picardie mentale est le territoire des fous et des crétins, elle est par là même une tache magnifique sur le visage d'une France unifiée, dont Paris est évidemment le centre rayonnant. Une grosse verrue sur le nez. Une marge, qui se replace au centre, pour le défigurer. Et ce tropisme de la marge, qu'on retrouve du début jusqu'aux textes les plus récents, a bien entendu une dimension politique. Résistance ? A quoi ? Sans doute à l'uniformisation du regard sur le réel, en même temps que du réel lui-même, les logiques économiques et politiques, qu'on résumera par commodité sous le nom de libéralisme, défigurant inlassablement les paysages d'enfance qui marquent si profondément sa poésie. Sans doute faudrait-il ici parler de résistance passive, une sorte d'impossibilité d'assimiler ce territoire de corps étranges, impossibilité activée par une sorte de bizarrerie ontologique, et têtue, de ces personnages et de ce sol (d'où l'importance de toutes les difformités, corps trop maigres ou trop gros, tordus, yeux bigleux, etc.)
L'idéal révolutionnaire surréaliste perdure ainsi, en changeant de forme ; ne serait-ce que dans la volonté, maintes fois réaffirmée par Ch'Vavar de produire une poésie qui puisse être " populaire ". La poésie doit pouvoir élargir le cercle de ses lecteurs, libérer les imaginaires, les forces de l'inconscient (qu'on le conçoive dans sa version psychanalytique ou non), et amener une réorganisation des formes de vie. Et pour cela, il faut bien réussir à faire en sorte que les gens en lisent plus. Les gens : c'est-à-dire, pas essentiellement des poètes. Voir par exemple cette réhabilitation de la narration dans Mont-Ruflet (p.177) :
" Et pourquoi le poète, aujourd'hui,
Ne raconterait-il pas des histoires ? Inventées, ou dont l'authen
35 ème épisode
Ticité ne prête pas au doute ? ... Cosmogonies et épopées, fables
Contes, récits divers et même d'été ? Pourquoi pas ? Est-ce que,
Ainsi faisant il n'aurait pas une chance de faire nettement moins
Chier, Camarades, le lecteur ? Un peu de pitié pour lui, à la fin ! "
Mais il ne s'agit évidemment pas de simple divertissement. Il s'agit de replacer la poésie dans le mouvement de l'histoire (avec un grand H !) :
"... Je constate en tous cas, que de jeu
Nes poètes en reviennent à l'épopée, et certes je ne vais pas m'é
Tonner que ce soit justement à l'heure où on nous a tiré le tapis
De l'Histoire sous les pieds (de l'Histoire, avec un grand H), et,
Où nous avons roulé cul par-dessus tête sur le bas-côté... " (Ibid.)
C'est que le monde - et pas seulement la Picardie - ainsi que l'Histoire, ont été désertés par le sens et la transcendance : Dieu a disparu, le langage n'est pas un outil privilégié pour dévoiler l'absolu, ou même l'Etre dans sa vérité (Char, par exemple), etc. Nous voilà cloués au sol, humide et collant, des champs. D'où la glorification des matières ignobles, comme le rappelle Briseul : merde, sperme, boue, crasse, chassie, etc. Le bas, le réel et sa fange sont tout ce que nous avons - et c'est bien ainsi. La glaire est notre gloire. Et avec cet effondrement des moyens et des buts traditionnels, c'est toute la poésie qui est désormais " achevée ", à tel point que Ch'Vavar parlera de " post-poésie " : de là une redéfinition nécessaire des " fonctions " de la poésie, comme de ses formes (et les recherches sur l'élaboration d'un nouveau vers sont abondamment représentées dans ce volume).
Mais la " post-poésie " n'a pas renoncé à l'ambition lyrique. Il suffit de se souvenir du prologue de Hölderlin au mirador :
" Et va voir la planète - . Va voir le quart, la demie,
va voir le bord de la planète, la courbure qui
luit, qu'on aperçoit. Tiens-toi là à regarder, comment les
nuages sont verticaux dans le ciel de la couleur vert lait.
Les gros nuages longs avec du noir dans leur flanc blanc. "
Lyrisme, communauté enracinée dans la terre du rêve... Encore un peu et l'on verrait Ch'Vavar, les cheveux au vent, la lyre serrée contre le cœur, commencer l' épos glorieux d'un peuple imaginaire. Mais " Grand-Con " (comme il se nomme lui-même dans Titre) est bien conscient que la poésie n'a pas vocation à être faite par tous, et que l'idée d'une poésie populaire est pour l'instant sans doute encore " une fiction " - sauf à en appeler à un " peuple mythique "... (cf. p. 196) Autrement dit : Ivar n'est pas tout à fait Grand-Con, dans la mesure il a conscience de cela. Ce ne serait, pour reprendre ses termes, pas " responsable ".
Tout de même : " Mais je crois qu'on peut aller au-delà - par un chemin détourné, certainement, qui reste à découvrir ! " (Ibid.) La référence à Char (les Feuillées d'Hypnos) n'est pas uniquement ironique. Il s'agit de poèmes de résistance. Résistance aux sirènes d'une posture de barde, pour peuple à venir deleuzien, résistance à des modes de vie standardisés, par la présentation d'un regard bigleux et tordu sur le réel, résistance, aussi, contre les séductions faciles qui amèneraient à confondre la poésie " populaire " avec une poésie réac', renonçant aux exigences formelles (de l'Instapoésie ?)... Ch'Vavar creuse son sillon, celui d'une écriture qui tente de remettre l'ouvrage sur le métier, de reprendre le travail du poème où l'Histoire l'a laissé, car " viendront d'autres horribles travailleurs... "
Alors il faut lire cette anthologie, il faut s'y perdre à la recherche de ce " chemin détourné ", entendre une voix exigeante, et qui pourtant chante. Il faut se glisser, comme Ch'Vavar, dans la peau mal taillée de ces hétéronymes, dans les coutures serrées, qui vous font un corps nouveau et étrange, de ces poèmes justifiés, dans les sillons boueux, à la rencontre d'une terre qu'au fond, on n'avait jamais vraiment regardée.
Et on ne s'y fait pas chier.
Guillaume Condello
Charles-Mézence Briseul, Ivar Ch'Vavar, Éditions des Vanneaux, 2017, 216 p., 16€