C'est le journal parisien républicain radical La Justice (1) du 15 décembre 1885 qui répand cette fausse rumeur. En voici le texte:
Une nouvelle gaie nous arrive d'outre-Rhin.
Les Allemands nuageux et mélancoliques, voisins incommodes souvent, puisqu'il leur arrive à tout moment de chercher des querelles qui portent leur nom (2), savent parfois dérider, par leurs actes ou leurs paroles, l'Europe entière. Et ce qui est particulier, c'est que ce sont des Allemands de choix - des « dessus du panier » teuton - qui trouvent le moyen de nous faire rire.
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Voici cette nouvelle, annoncée par les dépêches, nouvelle si amusante dans sa forme concise :
- " Le roi de Bavière va épouser la fille d'un banquier qui lui apporterait en dot une soixantaine de millions. "
C'est un joli chiffre, la somme est tentante, et l'on comprend très bien que la fille de l'honorable banquier allemand soit fortement recherchée et qu'elle ait de hautes, de très hautes prétentions. Assurément, cette jeune fille a dû rêver, auprès du coffre-fort paternel, à quelque alliance magnifique, elle a dû se dire qu'elle aurait comme mari, un prince, un duc, un baron de l'empire germanique pour le moins, Mais épouser un roi, voila ce à quoi elle n'avait assurément jamais songé !
Quant au banquier richissime, s'il a supposé qu'il pourrait avoir pour gendre un tel personnage, la tête a dû lui tourner. Mais devant la certitude d'un pareil honneur, d'un semblable bonheur, il a dû positivement devenir fou. Avoir joué sur la rente, tripoté sur les fonds publics et se voir tout près de jouer un rôle politique, de manier des hommes comme jadis il avait manié des écus, - car le beau-père d'un roi doit être quelque chose dans l'Etat - quelle émotion !
Mais ce qui stupéfie, c'est la détermination soudaine du roi de Bavière, de ce roi fantaisiste par excellente, de ce roi-vierge ennemi des femmes, de cet ami si intime de Wagner. Quoi, vraiment? 11 va se marier, comme un hobereau de province qui veut redorer son blason! C'est à n'y pas croire.
Alors les longues rêveries sur l'eau tranquille du lac perdu dans le parc ombreux, en nacelle traînée par des cygnes ; les fastueuses représentations où Louis était le seul spectateur, tout cela est fini t Le roi-vierge se met en ménage, il prend femme. Pour elle il recevra, ce qui l'ennuyait si fort jadis, sa fidèle et loyale noblesse, il donnera des fêtes, des bals, il dira un éternel adieu à sa chère vie solitaire, vouée jusqu'ici tout entière à l'art.
C'est ainsi.
Ce pauvre roi est ruiné ; il est devenu ce qu'on appelle en France un « panier-percé ». Le crédit lui est coupé, la confiance est morte. Ses longues prodigalités l'ont mené là. Il épousera et, au lieu dès chimères et des contes bleus dont il se berçait, il n'aura plus pour charmer son existence décolorée, - car il est douteux qu'il chérisse sa femme et lui fasse jamais beaucoup d'enfants - que la causette qu'il fera, le soir, au dîner familial,entre la poire et le fromage, avec le banquier son beau-père.
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Si la nouvelle est vraie, et en admettant qu'elle soit démentie, on peut croire qu'il a été question, peu ou prou, de ce mariage, - il n'y a pas de fumée- - quelle étude à ajouter aux Rois en exil ! (3) - celui d'un roi épousant une fille de banquier, parce qu'elle lui apporte les millions nécessaires pour faire bouillir la royale marmite.
__________________________ Notes explicatives hors article (1) La Justice est un quotidien fondé par le républicain radical Georges Clemenceau, qui en devient le directeur politique, et Stephen Pichon. Il paraît pour la première fois le 13 janvier 1880. Le rédacteur en chef en est Camille Pelletan, venu du Rappel.
(2) Une querelle d'Allemand: cette expression désigne une querelle sans sujet sérieux, pour des raisons futiles.
(3) Les rois en exil : roman parisien, est un roman publié en 1879 par Alphonse Daudet. Voici comment l'auteur présente son livre:
"Des princes dépossédés s'exilant à Paris après faillite, descendus rue de Rivoli, et au réveil, le store levé sur le balcon d'hôtel, découvrant ces ruines, ce fut la vision première des Rois en exil. Moins un roman qu'une étude historique, puisque le roman est l'histoire des hommes et l'histoire le roman des rois. Non pas l'étude historique telle qu'on la pratique généralement chez nous, la compilation morne, poudreuse, tâtillonne, un de ces gros bouquins chers à l'Institut qu'il couronne chaque année sans les ouvrir et sur lesquels on pourrait écrire usage externe, comme sur les verres bleus de la pharmacopée ; mais un livre d'histoire moderne, vivant, capiteux, d'une documentation terriblement brûlante et ardue, qu'il fallait arracher des entrailles mêmes de la vie, au lieu de le déterrer dans la poussière des archives."