J'avais déjà parlé dans ce blog de Nicolas Bouvier et de son livre "Les Chemins du Halla-san", paru en 1990, et sans doute le plus beau bouquin en français sur la Corée. Dans une interview sur laquelle je suis tombé récemment, Bouvier parle de la genèse de son texte.
Pourquoi avez-vous eu envie d'écrire sur ce pays?
Parce que j'étais très intrigué par le vide qu'il y a dans notre approche culturelle de l'Extrême-Orient. A juste titre on dit monts et merveilles des cultures japonaise et chinoise. Elles sont très connues et il y a même un certain snobisme à cet égard. Là au milieu, la Corée qui culturellement, au même titre que la Chine, est pourtant la mère du Japon, est dédaignée, oubliée, pour avoir été pendant quarante-cinq ans une colonie japonaise. On n'y avait pas accès et les études coréennes ont été laissées en friche. (…)
J'y suis allé avec ma femme. Il faisait très chaud. C'était au début de la petite mousson, en juin, où il pleut chaque soir et la chaleur est humide. C'était aussi le début du miracle économique. Les gens commençaient à brasser de l'argent, à s'enrichir, mais l'infrastructure touristique était encore très indigente. C'était du voyage dur. On a souvent couché sur une couette à peine épaisse comme le pouce, dans des espèces de bordels où le mur était constellé de chewing-gums que les filles avaient collé derrière elles quand elles avaient besoin de leur bouche. C'était assez canaille et alcoolique. Quand les Coréens boivent, contrairement aux Japonais, ils deviennent extrêmement violents.
Nous nous sommes baladés plus d'un mois dans ce pays, d'une façon töpfférienne, parce que nous nous étions vite rendu compte que dans les bus on était horriblement entassé, que leurs ressorts cassés vous brisaient l'échine et qu'on faisait une moyenne de douze kilomètres heure à cause du mauvais état des routes. Souvent des gens montaient avec des paquets d'une puanteur extraordinaire, il y avait des mouches, on attrapait des poux. Alors nous avons marché. La Corée du Sud est petite, les distances sont tout à fait à la portée d'un bon marcheur. Nous ne nous pressions pas, nous nous arrêtions au gré des petites yeogwans que nous rencontrions et, en dépit de scènes très violentes et déplaisantes auxquelles nous avions assisté, j'ai trouvé à ce pays une originalité, un grain, un coloris tout à fait particulier.
J'ai conservé des images particulièrement précises de cette randonnée et au retour, selon mon habitude, j'ai fait des lectures sur la politique, l'économie, la société coréennes. Ensuite, j'ai laissé ce vin se faire une vingtaine d'années, et je me suis mis à écrire l'an dernier. Je savais qu'un jour j'écrirais. Je voudrais reprendre ces textes et en faire un petit livre töpfférien de cent vingt pages environ – j'aime de plus en plus les petits livres, peut-être parce que le temps passe et qu'il m'est compté -, sans la moindre trace d'exotisme, qui serait écrit comme je pourrais écrire un voyage en Bourgogne, parce que je me suis vite familiarisé avec ce climat intellectuel et moral très particulier. Il y a cette étiquette confucéenne qui au Japon est très adoucie par la présence du shintoïsme, religion de la nature, et par la présence du bouddhisme, religion de la compassion. Les Coréens sont plus libres dans leur manière de s'exprimer et d'agir, mais la société dans laquelle ils vivent est plus rigide, les structures familiales, d'une roideur extraordinaire. Sans doute est-ce pour cela qu'ils sont plus expansifs : ils ont besoin de lâcher de la vapeur, et cette vapeur peut prendre des tours très déplaisants. Quand je vois un Coréen qui a trop bu, je passe au large, ce que je ne ferais jamais au Japon. Les ivrognes japonais sont plutôt sentimentaux.
Extrait de Routes et déroutes, Genève, Métropolis, 1992