Paul Celan – Chanson d’une dame dans l’ombre

Par Stéphane Chabrières @schabrieres

Lorsque vient la Très-Silencieuse et qu’elle fait tomber la tête des tulipes :
Qui gagne ?
Qui perd ?
Qui va à la fenêtre ?
Qui le prononce, son nom, en premier ?

Il en est un qui porte mes cheveux.
Il les porte dans ses mains comme on porte les morts.
Il les porte comme le ciel a porté mes cheveux tout l’an où j’ai aimé.
Il les porte ainsi par vanité.

Celui-là gagne.
Celui-là ne perd pas.
Celui-là ne va pas à la fenêtre.
Celui-là ne prononce pas son nom.

Il en est un qui a mes yeux.
Ils sont à lui depuis que les portails se sont clos.
Il les porte à son doigt comme des anneaux.

Il les porte comme plaisirs et saphirs en éclats :
il fut déjà mon frère à l’automne ;
il compte déjà les jours et les nuits.

Celui-là gagne.
Celui-là ne perd pas.
Celui-là ne va pas à la fenêtre.
Celui-là prononce son nom en dernier.

Il en est un qui a ce que j’ai dit.
Il le porte sous son bras comme un baluchon.
Il le porte comme l’horloge fait de la pire de ses heures.
Il le porte de seuil en seuil, il ne le jette pas au loin.

Celui-là ne gagne pas. Celui-là perd.
Celui-là va à la fenêtre.
Celui-là prononce son nom le premier.

Celui-là aura la tête tranchée, avec les tulipes.

*

Chanson einer Dame im Schatten

Wenn die Schweigsame kommt und die Tulpen köpft :
Wer gewinnt ?
Wer verliert ?
Wer tritt an das Fenster ?
Wer nennt ihren Namen zuerst ?

Es ist einer, der trägt mein Haar.
Er trägts wie man Tote trägt auf den Händen.
Er trägts wie der Himmel mein Haar trug im Jahr, da ich liebte.
Er trägt es aus Eitelkeit so.

Der gewinnt.
Der verliert nicht.
Der tritt nicht ans Fenster.
Der nennt ihren Namen nicht.

Es ist einer, der hat meine Augen.
Er hat sie, seit Tore sich schliessen.
Er trägt sie am Finger wie Ringe.

Er trägt sie wie Scherben von Lust und Saphir :
er war schon mein Bruder im Herbst ;
er zählt schon die Tage und Nächte.

Der gewinnt.
Der verliert nicht.
Der tritt nicht ans Fenster.
Der nennt ihren Namen zuletzt.

Es ist einer, der hat, was ich sagte.
Er trägts unterm Arm wie ein Bündel.
Er trägts wie die Uhr ihre schlechteste Stunde.
Er trägt es von Schwelle zu Schwelle, er wirft es nicht fort.

Der gewinnt nicht.
Der verliert.
Der tritt an das Fenster.
Der nennt ihren Namen zuerst.

Der wird mit den Tulpen geköpft.

*

Chanson of a Lady in the Shade

When the silent one comes and beheads the tulips:
Who wins?
Who loses?
Who walks to the window?
Who’s the first to speak her name?

He is one who wears my hair,
He wears it much as one wears the dead on one’s hands.
He wears it much as the sky wore my hair that year when I loved.
He wears it like that out of vanity.

That one wins.
Doesn’t lose.
Doesn’t walk to the window.
He does not speak her name.

He is one who has my eyes.
He’s had them since gates have shut.
He wears them like rings on his fingers.

He wears them like shards of sapphire and lust;
Since the autumn he has been my brother;
He’s counting the days and the nights.

That one wins.
Doesn’t lose.
Doesn’t walk to the window.
He’s the last to speak her name.

He’s one who has what I said.
He carries it under his arm like a bundle.
He carries it as the clock carries its worst hour.
From threshold to threshold he carries it, never throws it away.

That one doesn’t win.
He loses.
He walks to the window.
He’s the first to speak her name.

With tulips that one’s beheaded.

***

Paul Celan (1920-1970)Mohn und Gedächtnis (1952)Pavot et mémoire (Christian Bourgois, 1987) – Traduit de l’allemand par Valérie Briet – Selected Poems (Penguin Books) – Translated by Michael Hamburger and Christopher Middleton.