Depuis plus de dix ans, le Congolais (RDC) Jérémie Nsingi est une figure connue du milieu de la bande dessinée kinoise. Auteur de plusieurs fanzines et mini-albums, il a sorti, en 2017, l’un des très rares albums cartonnés publié en RDC, la biographie du pasteur Baruti. Mais Nsingi est également l’un des auteurs les plus invités dans les salons internationaux où il représente son pays. Ambitieux, doté d’une réelle vision de l’avenir de son art dans un pays en plein trouble politique et social, il tient un discours résolument positif qui tranche avec le malaise ambiant du milieu des dessinateurs locaux. Mais cet artiste est également capable de ne pas mâcher ses mots , en particulier lorsqu’il s’agit d’évoquer le milieu congolais du 9ème art. Rencontre rafraîchissante avec un dessinateur qui trace sa route entre débrouillardise et opportunité.
Quand avez-vous commencé à dessiner et à produire des BD ?
Comme tous les petits garçons, je dessinais sans jamais m’imaginer y faire. Je me suis orienté vers la biochimie, souhaitant faire médecine. J’ai d’ailleurs mon diplôme d’Etat – que les français appellent le bac – avec cette matière comme spécialité depuis 2000. Puis j’ai commencé à me rendre compte que j’avais un bon coup de crayon à force de me comparer aux autres. J’ai décroché en 2001 un contrat avec l’Ambassade du Canada, pour laquelle j’ai réalisé une BD d’une trentaine de pages sur le Sida. J’ai ensuite été approché par l’Ambassade des Etats-Unis pour une autre BD de sensibilisation sur les vertus de la tolérance et les piliers de la démocratie. Puis en 2003, j’ai été engagé comme story-boardeur dans une agence de publicité. En parallèle, je produisais des planches et des illustrations pour des magazines de la place comme Bellissima magazine, Télé Sat magazine, Congo fiscalité, Magic, etc. Ça a commencé comme ça.
Qu’en est-il de vos productions plus conventionnelles ?
J’ai participé à des albums collectifs. Le 5ème salon de la BD de Kinshasa organisé par Barly Baruti et son association en 2005 fut pour moi l’occasion d’une première expérience du genre. Puis, par la suite, j’ai participé à des collectifs édités à l’occasion du Festival de Luanda, le FIBDA d’Alger en 2008, festival auquel j’ai participé plusieurs fois. Il y a aussi la revue Laser, éditée en Belgique depuis 2007, où l’on trouve mes planches dans plusieurs numéros.
Et c’est là que ça a commencé….
Oui, Alger a engendré une invitation pour le salon de Tanger qui a ensuite entrainé une participation à un festival au Brésil, ce qui m’a également permis d’être invité en Argentine. De fil en aiguille j’ai aussi participé au festival de Moscou puis en Tunisie et bientôt au Japon. Maintenant, j’ai quasiment quitté la sphère franco-belge et suis beaucoup plus actif ailleurs. Je suis invité un peu partout en Chine, en Australie, etc. Je suis de plus en plus sollicité. Le monde est un réseau ! Quand vous vous faite connaître, les organisateurs de salons et entrepreneurs de la culture se passe votre nom. Parfois je n’y suis pas forcément physiquement, je me contente d’envoyer mes planches pour être exposées. Elles sont ma principale carte de visite.
Comment arrivez vous à être publié localement ?
Je m’auto-publie ! J’ai commencé avec la série Tchoutchou, puis ce fut Miss diva. Dernièrement, le pasteur Baruti m’a demandé de faire une biographie dessinée sur lui. Il m’a payé le voyage en Chine, séjour inclus, pour pouvoir trouver un imprimeur. J’ai eu de très bons contacts sur place que je compte utiliser pour d’autres productions à venir. Les prix y sont vraiment moins chers à l’impression et puis on a des facilités : la diaspora congolaise sur place aide à trouver de la place dans les conteneurs pour pouvoir faire venir les exemplaires. Grâce à ça, on a des albums de meilleure qualité à un prix bien moindre qu’ici, et ce, malgré le transport.
Comment s’est déroulée cette expérience avec le pasteur ?
Une fois imprimé, l’album s’est vendu à son église aux enchères le jour de ses 70 ans. Cela a rapporté environ 12 000 dollars, avec une mise aux enchères qui commençait à 500 dollars par exemplaire et descendait de 50 en 50 jusqu’à se terminer à 50 dollars. Cela a permis en une seule journée de rembourser toutes les dépenses et même de faire un bénéfice. Maintenant, les ventes sont juste un confort supplémentaire.
Et pour vos autres titres ?
Concernant Tchoutchou et Miss Diva, on en a terminé avec les histoires courtes en format souple, style fanzine. C’était distribué gratuitement dans les écoles ou bien lorsqu’un client achetait les produits de mon sponsor, Beltexco, grosse société spécialisée dans l’alimentaire. Moi, j’avais un petit stock que je vends à l’occasion d’évènements particuliers comme des festivals et à quelques collectionneurs particuliers. On va passer aux couvertures cartonnées avec des histoires plus longues, 40 pages chacun en 17 X 24. Dès ce mois d’août, mon sponsor part en Chine et va ramener les 10 000 exemplaires. Il en gardera une moitié pour lui et l’autre moitié sera pour moi. Beltexco va sans doute les diffuser gratuitement à ses clients et moi, je les vendrai dans les marchés et supermarchés.
Quel est votre intérêt financier dans cette opération ?
A la livraison, je vais recevoir un cachet, soit 100 dollars la page. Puis par la suite, la vente des 5000 exemplaires me permettra de partir en Chine moi aussi, pour pouvoir faire imprimer d’autres exemplaires que je vendrais au Congo et ailleurs en Afrique. J’y crois beaucoup, je souhaite aller là où aucun autre auteur du pays n’est encore allé. J’ai prévu de faire un événement au Brésil, dans la ville du roi Pelé, Santos. D’ailleurs Pelé fait partie des personnages de mon album Miss Diva. Il n’est d’ailleurs pas le seul puisqu’il y a aussi Jamel Debbouze, Mohamed Ali mais aussi beaucoup de stars américaines et africaines. J’ai croisé des américains à Moscou, ils se sont montrés très intéressés et sont d’accord pour organiser une exposition à New-York afin de montrer la façon dont un artiste africain voit leurs artistes et vedettes.
Combien d’exemplaires avez vous vendu de vos deux séries, Tchoutchou et Miss Diva ?
Difficile de répondre, car elles étaient distribué gratuitement dans les écoles. Mais concernant la part qui me revenait, j’étais en contact avec une revendeuse à qui je donnais des exemplaires, elle les vendait puis me ramenait ma part. Cela pouvait aller très vite ; un stock de 50 exemplaires peut durer un ou deux jours. Cela se vendait théoriquement à 500 Francs congolais soit 0,70 dollars de l’époque. Sur cela, il était prévu que je prenne 300 et elle 200, ce qui a été fait. Cependant, je n’étais pas sûr que le livre se vende bien à 500, car il est possible que le prix de vente ait été supérieur au final. Impossible de le savoir. Le prochain Miss diva, cartonné de 40 planches, se vendra à 3 $, afin de le mettre à la portée de tout le monde. Ce stratagème, je l’ai appris des chinois : écouler beaucoup à petits prix. Je vais faire imprimer progressivement au rythme des ventes mais j’espère bien arriver à 50 000 exemplaires vendus, voire même 100 000 sur Kinshasa et lors des différents festivals auxquels je participe.
Que faites-vous en dehors de la bande dessinée ?
Je suis toujours actif dans la publicité. Je suis réalisateur de spots publicitaires et concepteur de clips vidéo et je suis aussi monteur. Je vis aussi grâce à ça. Beaucoup de publicités qui passent à la télé sont de moi. J’ai également fait un dessin animé à Alger, en 2013, Djilali Beskri, le directeur de Dynamic Art vision, m’avait contacté pour un projet dans le cadre de leur série Papa Nzénu raconte. Hormis ma propre production, cinq autre films ont été réalisés et qui tournent en ce moment sur plusieurs chaines : Canal plus, Gulli Africa. L’histoire que j’ai adaptée en film avait déjà fait l’objet d’une édition locale aux éditions Mediaspaul. Enfin bref, je n’ai pas le temps de me plaindre, je suis trop occupé à produire. Mais, je veux aller encore plus loin, là où mes ainés ne sont pas encore allés, car pour moi, j’ai à peine commencé ma carrière.
Que pensez vous du Salon Liyemi à Kinshasa ?
Ce salon est une excellente initiative mais qui est malheureusement handicapé par la situation politique et sociale que vit le pays. Liyemi n’a pas vraiment de moyens mais au moins il existe. Il comble un manque car il n’y avait plus de salons à Kinshasa depuis des années ce qui étonnait beaucoup les collègues des autres pays qui trouvaient cette situation incroyable pour un pays fournisseur de talents comme la RDC. En tous les cas, pour ma part, je les encourage énormément.
Pourtant, peu d’auteurs sont présents, moins de dix au final…
Nous sommes en effet très peu : Barly, vous, Luc Mayumba, Mola Boyika, Lepa Mabila Saye, Dan Bomboko plus Judith Kaluaj, Platini Lumumbu, Jason Kibiswa et quelques autres…. Pourtant beaucoup avaient été avertis depuis longtemps de la tenue de ce festival mais ils ont choisi de ne pas venir. Si l’événement avait été organisé à l’Institut Français, tous seraient là. Mais comme l’organisateur est LN communications, la plupart des auteurs n’y ont pas perçu un quelconque intérêt et sont restés dans leur coin. Ils ont oublié que le premier intérêt de ce type d’événement c’est le développement de la bande dessinée et donc de l’ensemble de la communauté. Beaucoup ne voient que leur intérêt personnel et la possibilité de gagner de l’argent directement. C’est une attitude que je condamne car ce salon est notre fête et il faut le respecter. C’est un mal récurrent, ici, dans le milieu de la BD congolaise. Certains auteurs Congolais se perçoivent comme des seigneurs et préfèrent rester dans leur coin. Qu’ils y restent ! Pendant ce temps, d’autres avancent.
Christophe Cassiau-Haurie
Kinshasa, le 17 mai 2018