Sans tarder, le poète dessine les contours de ce " chaos ", qu'il semble lier à l'épreuve de la maladie, voire à la projection de sa propre fin : " Tu prends peur, tu étouffes " (p. 11). Le geste d'écrire n'en est que plus vital : " Il est temps que tu t'en avises, le mot " souffle " // n'a de sens que si tu l'amplifies. [...] " (p. 13) En même temps que l'écoute, il ranime des voix anciennes, des sons de tambour ou de flûte, mêlés aux mots sonores, parmi lesquels se hasarde, inhabituel, celui de l'" âme " (p. 14), plus loin répété (p. 45).
Mais en réalité, ce " versant nord " déborde largement le dénouement d'une existence : il " se dresse partout, à tous les âges, dès que se relâche la force d'attention, de bienvenue " (p. 57). Ce contre quoi s'élève le poème, c'est une distraction égocentrique (" renonce à te soucier de toi ", p. 26) ; en nous détournant de l'ombre, un tel divertissement nous impose le mensonge d'une existence avide de jouissance : " Les vents sur le versant nord sont nocturnes, hostiles. Éprouvons-les, ces vents, au lieu de nous comporter en intrus. " (p. 57) Éprouver ainsi, c'est expérimenter, de toute son attention, la vivacité du temps qui passe : " Appelons " poèmes " ce qui nous met en garde. [...] ils libèrent une voie où de plein gré nous serons des passants. " ; Lao-Tseu et Rûmi ont-ils mieux dit cette nécessité, pour vivre pleinement, d'une " vigilance " aux bras ouverts (p. 65) ? Ainsi le poète accueille-t-il jusqu'au départ de l'enfant tant aimé : " dire oui à l'instant qui se retire / en l'instant neuf, change la perte en legs, / l'impasse en gué, le silence en audience " (p. 20).
S'ouvrant ainsi à l'éphémère, le poème entend délivrer chaque mot de tout sens conclusif : " La neige alors ne tombait pas, elle venait au monde " (p. 21). Évitant le terme " enfin ", qui " ponctue toutes nos phrases " (p. 24), il accorde la " poussière " au " pollen " (p. 25). Comme issus d'une bouche enfantine, les noms les plus communs se font " prénoms affectueux / puisque chacun à sa façon vacille, /adhère aux vents " (p. 27). Les poèmes se dérobent à la préhension, fût-ce celle d'une signature : proches de l'" esquisse " (p. 29), ils se font " avant-poèmes " (p. 64), actes d'éveil généreux, " passant de main en main / comme de souffle en souffle " (p. 31). Souhaitant affaiblir les " marques d'autorité " de la ponctuation (p. 69), le poète favorise toujours la virgule légère et l'enjambement, pour que " ce qui s'annonce, fragile, / afflue, plus impétueux que la sève, / se communique, t'oblige à acquiescer " (p. 28). Même dans un " corps captif ", un " mot errant " suffit, murmuré " en offrande "... La parole frémit doucement afin de " soulever chaque syllabe / comme on découvre un chemin pas à pas " (p. 34). La conscience s'y aiguise, la " certitude " que " l'horizon, / l'origine, la nuit, ne feront qu'un " (p. 34-35) : " tu comprendras / que rien ne s'interrompt tant que les souffles / ont le libre passage " (p. 33).
N'hésitons pas à dire ces poèmes de Pierre Dhainaut, qui nous libèrent de l'inutile - la " montre " (p. 38), les " Ténèbres ", ce mot de " solitaires " (p. 43), les " stèles " (p. 50), et même ces " dates " où s'écrivent les poèmes (p. 68) : " tu ne seras jamais assez présent " (p. 41)... Saurons-nous amplifier, nous aussi, notre écoute, la présence à ce " pays en liesse " (p. 49), où l'on peut, sans contradiction, " être à terre, être au large " (p. 48) ?
Sabine Dewulf
Pierre Dhainaut, Et même le versant nord, Arfuyen, 2018, 88 pages, 11€.