"Au beau milieu d'un carré de terre, pousse un chêne centenaire ombrageant au matin le mur d'enceinte du cimetière. À son pied, d'épaisses racines plongent et dessinent en négatif sous la ligne du sol un labyrinthe tendu comme un reflet à celui des branches. Elles s'enfoncent vers des strates minérales, des nappes phréatiques auxquelles l'arbre s'abreuve, des paysages telluriques inconnus des hommes, remontant ainsi le temps des époques révolues. Le tronc du chêne est si large que les enfants de toutes les générations de Puy-Larroque l'ont encerclé, se tenant par la main en d'étranges rondes, jamais transmises et pourtant répétées, reposant sur l'écorce leur joue blanche et veinée ; ils tiennent alors entre leurs bras un univers en soi, celui du monde caché sous leurs pieds nus et sous l'armure de l'arbre au cœur duquel s'élève et sourd la sève majestueuse, celui des faunes minuscules sillonnant sans relâche les pierres logées aux racines, les lichens argentés et les plaques d'écorce, mais aussi celui des branches auxquelles les enfants se hissent à la force de leurs bras pour reposer dans la fraîcheur des feuilles, le miroitement du jour dispersé par les cimes souples et balancée dans le vent. Le chêne règne, indifférent au devenir des hommes, à leurs vies et à leurs morts dérisoires. Des amants ont versé leur semence à son pied, des gars ivres et fiers ont pissé sur son tronc, des lèvres ont murmuré des secrets et des serments au creux de son écorce. Des cabanes ont été élevées à ses fourches avant de tomber en morceaux, abandonnées par les jeux des enfants. Des clous y ont été plantés puis ont rouillé et disparu. Les vieillards se promènent encore du village à la petite prairie, suivant le chemin ménagé par les allées et venues, pour s'abriter à l'ombre du chêne. S'ils ont toujours connu l'arbre, l'arbre les a toujours connus, eux et ceux de leurs aïeux qui ont posé leur main au même endroit, en une même caresse que celle esquissée sur le tronc par leur main tordue, main d'enfant devenue main de vieillard, puis main d'enfant à nouveau..."
Jean-Baptiste Del Amo : Extrait de "Régne animal" Gallimard 2016 https://www.telerama.fr/livres/regne-animal,146865.php?ccr=oui