Imaginez une société où tout un chacun ferait rigoureusement le travail qui lui est demandé, ni plus ni moins,
obéirait strictement aux règlements et aux lois, se conformerait très exactement à la morale de son temps. Cette société-là succomberait par étouffement car il lui manquerait une dimension
essentielle, (ontologique), de l'humain : l'à peu près. J'ai souvent évoqué la nécessité des petits arrangements qui rendent la vie supportable, en soi et avec les autres, dans les rapports
intimes comme dans les relations professionnelles. Ils sont la combinaison de nos incertitudes, de nos atermoiements, de nos bassesses comme de nos grandeurs et constituent cet à peu près qui
nous protège de la dictature de la norme. Notre époque, très inquiète, où la notion même d'humain devient floue, multiplie tous azimuts les messages de cette norme que nous repoussons tout en la
désirant. Elle est donc un objet de fantasme et nourrit en cela une vraie menace pour nos libertés. La dictature du corps sain, performant et rentable est une tyrannie à laquelle nous contribuons
activement parce que l'à peu près est une valeur orientée à la baisse et que la norme est une illusion orientée à la hausse. Soyons normaux, impeccablement normaux, rapprochons-nous sans
tergiverser des gens normaux avec une pensée normale, et rien de fâcheux ne nous arrivera. Au contraire, méfions-nous plus que jamais des fondrières de l'à peu près car le désordre, voire le
cahos, nous guette. Un tel raisonnement, qui bannit la part obscure de l'être, conduit à la mort la plus effroyable : celle que l'on subit sans s'en apercevoir. Seul l'à peu près nous sauvera de
la perte de soi. Terminons par un exemple personnel. Je préfère être à peu près content de mon existence plutôt que de baigner dans un bonheur extatique, tellement normal et positif, mais
tellement léthal, surtout !