Qui ne s'est pas agacé, un jour, d'une conversation avec un individu taillé dans le marbre, fonceur comme pas un au
coeur de l'existence, jamais malade de ses idées, de ses espoirs, de son chemin ? Je ne désigne évidemment pas ce profil d'homme à l'opprobre. Il en faut. Dans certaines circonstances, quand la
machinerie du monde vire au chaos, les hommes de marbre sont plus précieux que les hommes de glaise. Nous pouvons cependant nous pencher sur la notion d'homme fragile. Ce dernier n'est
pas un faible qui s'effraiera au moindre sang. Il est tout aussi capable que le fort de prendre sa place dans l'effacement des catastrophes. Mais sa conscience dispose d'une dimension
supplémentaire : sa fragilité elle-même. "C'est parce que je me sais fragile que j'accepte que les autres le soient", reconnaît l'homme fragile. Il n'est pas un mur d'airain contre lequel on
viendra se blesser mais une porte qui, n'étant verrouillée par aucune conviction inentamable, peut se franchir. La fragilité telle que je la dépeins, qui n'est ni faiblesse ni veulerie, est une
ouverture à tout ce qui constitue au fond l'humain depuis la nuit des temps : l'incertain, l'à peu près. Et nous savons bien qu'aucune civilisation n'aurait pu prospérer sans la pierre angulaire
de l'incertain et de l'à peu près. Je salue donc l'homme fragile qui incarne l'avenir de notre planète et invite l'homme de marbre à ôter l'instant d'une halte, l'acier de sa cotte de mailles.
C'est en redevenant fragile qu'il ressourcera ses forces.