Le mal mystérieux de Pont Saint-Esprit.

Par Pmazet

Août 1951, des dizaines de reporters se précipitent à Pont-Saint-Esprit. Il se passe, dans la petite cité du Gard, sise sur la rive droite du Rhône, à la frontière entre Provence et Languedoc, des événements tragiques et mystérieux : les habitants deviennent fous les uns après les autres. Le spectacle que décrivent les journalistes de l'époque est à peine croyable. Dans les rues, des gens déambulent, la bave aux lèvres, hurlent, s'invectivent... Les actualités filmées montrent des déments, internés à I'Hôtel-Dieu, l'hôpital de la ville, qui se débattent sur des lits, auxquels on a dû les attacher.

Les débuts de l'affaire.

Le 17 août 1951, les cabinets médicaux de la ville sont débordés par une affluence exceptionnelle. Ils constatent d'abord des troubles digestifs courants : nausées et douleurs abdominales. Mais, d'autres symptômes le sont beaucoup moins. Ils sont décrits par les docteurs Gabbaï, Lisbonne et Pourquier (respectivement généraliste à Pont-Saint-Esprit et médecins des Hôpitaux de Montpellier), dans un article paru le 15 septembre 1951 dans le British Medical Journal (BMJ). Le cœur de ces Spiripontains bat à moins de 50 pulsations par minute, leur tension artérielle est basse, leurs extrémités froides. Après quelques jours, ces patients sont pris d'insomnies rebelles et leurs troubles digestifs s'aggravent. Ils souffrent de vertiges, de tremblements, de sudation excessive et malodorante. Certains sont même hospitalisés pour des complications cardio-vasculaires.

Haro sur les boulangers

Le 19 août, les autorités réagissent. Le maire de la commune, ses adjoints et le médecin chef des services de santé du Gard, écoutent le compte rendu des trois médecins. Ces derniers ont interrogé les malades et leurs proches et, pour eux, cela ne fait aucun doute : le pain est le vecteur de l'étrange épidémie qui sévit dans la ville de 4 500 habitants. Face à ces cas qui se multiplient souvent au sein d'une même famille, les médecins évoquent une intoxication alimentaire. Le " coupable "est vite identifié : le pain de Roch Briand, boulanger à Pont-Saint-Esprit. C'est d'autant plus évident que des animaux qui ont consommé celui de la fournée suspecte sont eux aussi touchés. Un chat " fait des bonds qui atteignent le plafond de la pièce et meurt", un chien " décède brusquement après une sorte de frénétique danse macabre". Le lendemain matin, en allant chercher leur pain, les ménagères ont la mauvaise surprise de trouver portes closes car, par précaution, les huit boulangeries de la ville sont fermées "sur décision du conseil municipal et jusqu'à nouvel ordre" comme l'annoncent les pancartes apposées sur les vitrines des boutiques. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre dans les rues du centre-ville, sous les platanes de la place Gambetta et jusque dans les ruelles mal pavées qui dégringolent vers le fleuve. " C'est le pain qui rend fou ! Le pain est empoisonné !". Dans son édition du 22 août 1951, Le Monde évoque cette affaire et indique que le service des fraudes a fait des prélèvements dans le fournil de la boulangerie suspectée. " La population, qui ne veut plus manger de pain, a fait des achats massifs de biscottes, et on n'en trouve plus un seul paquet à Pont-Saint-Esprit ", note le quotidien. De fait, le " pain empoisonné "est déjà devenu le " pain tueur ". Parmi les quelques 300 personnes touchées, 5 décéderont, dont un jeune de 25 ans. Pour comprendre le traumatisme qui frappe les Spiripontains, il faut se replacer dans le contexte. Nous sommes en 1951, six ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le pain, pour la majorité des Français, reste la base de l'alimentation. Au point que chacun, homme, femme ou enfant, en consomme un à deux kilos par jour. C'est une denrée de première nécessité qui, soudain, devient inaccessible.

Une nuit de folie

La nuit du 24 au 25 août est décrite comme apocalyptique. Un ouvrier se lève d'un coup et se met à courir pour aller se noyer dans le Rhône. " Je suis mort. Ma tête est en cuivre et j'ai des serpents dans le ventre ", crie-t-il à ceux qui parviennent à le retenir. Cette même nuit, une femme de 60 ans déchire ses draps, " se jette contre les murs et se brise trois côtes ".Un homme, déjà hospitalisé, implore les médecins de l'aider à rattraper son cœur : " Il s'échappe au bout de mon pied ! ". Dans les rues de Pont-Saint-Esprit, on entend plus que les sirènes des ambulances et les cris des déments. A l'Hôtel-Dieu, les religieuses courent d'un lit à l'autre, au milieu des cris, des appels à l'aide et des sanglots. Ici, c'est un malade qui, toute la nuit, debout sur son matelas, essaye d'escalader un mur pensant y trouver une trappe pour s'échapper. Là, un autre refuse d'être soigné et se met à brailler dès qu'une religieuse s'approche de lui : " Fuyez, ma sœur ! Je suis en feu et vous allez vous enflammer!" José Puche, un espagnol de 43 ans, se jette par la fenêtre en criant : " Je suis un avion !" Il atterrit sur le sol, se relève et s'enfuit en courant à travers champs, malgré une jambe fracturée. Dans son délire, il ne ressent même plus la douleur.

Un responsable mais qui est le coupable ?

La fréquence des symptômes mentaux délirants rappelle une maladie oubliée : "le mal des ardents" médiéval, appelé aussi "feu de Saint-Antoin e", et causée par l'ingestion d'un champignon parasite, l'ergot du seigle. À partir du Xe siècle, l'ergotisme causa la mort de populations entières. De nombreuses personnes furent brûlées ou exécutées, car considérées comme démoniaques et maléfiques. Ce n'est qu'en 1777 que l'origine de ce fléau est identifiée grâce aux travaux de l'abbé Tessier qui montra que l'administration de poudre d'ergot à des canards produisait les mêmes symptômes. En 1918, le laboratoire Sandoz synthétise le poison et met au point l'ergotamine, un médicament hypertenseur. Le médecin du bourg, le docteur Gabbai, fait appel au professeur Giraud de la faculté de médecine de Montpellier. Ce dernier fait vite le rapprochement avec les recherches que mène, en Suisse à la même époque, dans les laboratoires Sandoz (Novartis depuis 1996), Albert Hofmann, l'inventeur en 1938 du LSD, un dérivé synthétique de l'ergot. Il n'en découvrira cependant les effets hallucinatoires qu'en 1943, en avalant accidentellement une faible dose de produit.

Le coupable ?

On a bien identifié le responsable, mais qui est le coupable ? On accuse pêle-mêle le boulanger (ancien candidat RPF, protégé d'un conseiller général gaulliste), son mitron, puis l'eau des fontaines, puis les modernes machines à battre, les puissances étrangères, la guerre bactériologique, le diable, la SNCF, le pape, Staline, l'Église, les nationalisations. Le vendredi 31 août, une nouvelle fait l'effet d'une bombe à Pont-Saint-Esprit : les policiers ont arrêté l'empoisonneur ! Le commissaire Ségaut et ses hommes l'ont démasqué à 600 kilomètres de là, près de Poitiers. Il s'agit de Maurice Maillet, meunier à Saint-Martin-la-Rivière, dans la Vienne. Pour parvenir jusqu'à lui, les policiers ont simplement fait le chemin de la farine à l'envers. A cette époque, l'exercice est facile car le commerce du blé est sous tutelle. L'agence nationale des céréales achète la totalité des récoltes aux agriculteurs et stocke le grain dans des coopératives. Ensuite, 10 000 meuniers employés par l'Etat se chargent de moudre et d'expédier la farine aux 53 000 boulangers de l'Hexagone. Interrogé par les enquêteurs, Maillet a reconnu avoir "allongé sa farine" avec des restes de seigle moisis que lui avait vendus, à bas prix, un agriculteur de la région, un certain Guy Bruère. Dès le 1er septembre, les deux hommes sont présentés au juge d'instruction de Nîmes. Maillet est emprisonné, seul. Bruère est laissé en liberté, car il a neuf enfants à charge. A la fin du mois d'octobre, le meunier et l'agriculteur sont mis hors de cause. Car entre-temps Hofmann, qui avait bien entériné la piste de l'ergot, s'est rétracté. Il déclare que les délires des Spiripontains diffèrent des "hallus" provoqués par le LSD, laissant ainsi libre le champ à toutes les interprétations. Deux mois plus tard, le calme revient enfin à Pont-Saint-Esprit. Mais le bilan est lourd : trois autres décès sont venus s'ajouter à ceux du mois d'août, portant le bilan à sept morts. Sept morts qui n'obtiendront jamais justice.

Alors qui est responsable ?

D'autres pistes, que l'ergot de seigle, sont explorées, en vain, comme les fongicides ou une contamination de l'eau. En 2008, Steven Kaplan publie un ouvrage sur la France des miches et des boulangeries des années 1945-1958. Outre l'hypothèse des mycotoxines, l'auteur retient celle d'un blanchiment artificiel du pain. Après des années d'enquêtes, aucune des pistes suivies n'apporte d'explications définitives. L'affaire revient sur le devant de la scène grâce (ou à cause) au journaliste américain Hank Albarelli qui prétend avoir percé le mystère. Le village aurait été aspergé de LSD par la CIA. C'est en enquêtant sur la mort suspecte de Frank Olson, biochimiste de la division spéciale de l'US Army, qu'Albarelli se retrouve sur la piste de Pont-Saint-Esprit. Cependant, pourquoi les seuls clients de la boulangerie Roch Briand auraient-ils été contaminés ? En l'absence de réponse claire, l'imaginaire collectif cherche des boucs émissaires. Souvenons-nous qu'au XIV ème siècle, on accusait les juifs d'avoir empoisonné les puits pour répandre la peste noire ! Pour les chercheurs de l'INRA, l'hypothèse la plus probable reste l'empoisonnement par l'ergot du seigle. Selon eux, un tel épisode pourrait difficilement se produire aujourd'hui dans les pays développés, grâce au durcissement des réglementations, à de meilleures conditions de stockage. A priori, nos boulangers ne courent donc plus le risque d'être lynchés. Ce n'est pas le cas dans d'autres parties du monde puisqu'au Kenya, en 2004, un maïs contaminé par des aflatoxines a ainsi tué plus de 100 personnes. Si aujourd'hui, le scandale alimentaire de Pont-Esprit nous apparaît comme celui du monde ancien, où le pain était un élément de base de notre alimentation, l'actualité récente nous rappelle que les problèmes de sécurité alimentaire ne sont pas derrière nous.

Pour en savoir plus

https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2013-2-page-187.htm

Pour les plus courageux :

Steven L. Kaplan, Le pain maudit. Retour sur la France des années oubliées, Paris, Fayard, 2008.

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