Devant la maison passe une petite route où une voiture et une petite moto ne peuvent se croiser. Elle se termine par un chemin bourbeux qui conduit à une péninsule. A marée haute, il n'en reste pas grand-chose hormis une touffe d'arbres cramponnés aux rochers.
Entre cette route et la plage, une petite cabane et des affutiaux de pêche, flotteurs, vieille barque trouée, filets, cubes blancs de polystyrène. Dans l'ombre de l'entrée qui n'a pas de porte, on entrevoit un misérable grabat. Trois chiens semblent habiter là. Ils se promènent sur la plage, et parfois, regardent la mer.
Ils attendent le retour de leur maître.
L'homme est un pêcheur de quarante-cinq ans, au visage cuivré et aux yeux jaunis par un vieux palud. Il a l'habitude de crier quand il parle, comme il crie contre le vent et le moteur quand il est sur mer, pour se faire entendre de son matelot.
Il possède une barque de six mètres de long, effilée, à la mode thaïe. A l'arrière, elle se prolonge d'un arbre de deux mètres terminé par une hélice : ce qu'on appelle un "long tail", une queue longue. Le moteur est aussi vieux que le bateau, mais ça se voit plus, car on ne peut pas peindre la rouille comme on peint le vieux bois.
C'est un travailleur de la mer. Il la gratte, il l'épluche, il la peigne, il la ratisse, il la presse de toutes les manières possibles. Parfois lance le filet de son bateau. Ou ramasse des crabes sur les rochers. Ou gratte la boue à la recherche de coquillages. Lors des grandes marées, il chasse le poulpe, dans l'eau jusqu'à la ceinture, et je le vois passer avec à la taille ces longs filaments visqueux qui font comme une tresse. Il possède aussi un radeau qui lui permet d'aller plus loin - cette fois, l'eau monte à la poitrine. Il enroule une senne ou jette un épervier, le ramène, le jette encore…
Il fait tout ce qui est possible pour extraire une maigre pitance de la mer. Son bateau n'est pas très marin, alors il ne sort pas tous les jours. Il suffit de vingt nœuds de vent pour le consigner à terre. Et quand il pêche, il est content s'il rapporte cinq poissons d'un kilo, outre la fritaille. Le prix du poisson ici est le dixième ou le vingtième du prix en France : avec ses cinq poissons, il ne va pas très loin, d'autant qu'une partie sert à sa consommation personnelle. Il pêche avant tout pour nourrir sa famille - au sens le plus matériel du terme.
Parfois, quand c'est bien payé, il part du côté de Surat Thani pour une ou deux semaines. Il va ramasser des coquillages dans la mangrove toute la journée pour un patron. Mais au bout du compte, au moment de la paye, on lui inscrit des frais de couchage exorbitants et il rentre dépité.
Toutes ses techniques de pêche me semblaient des amusements : enfant, j'en pratiquais quelques-unes. Grosse erreur. La vie de pêcheur n'est pas un jeu, elle est très exigeante. Ainsi, tous les soirs sans exception, des voitures se garent dans mon jardin. Les hommes prennent la mer pour pêcher le calamar au lamparo - par parenthèse l'une des seules espèces avec les méduses qui semblent profiter de la dégradation de l'état des océans. Ils ne reviennent pas avant le milieu de la nuit. Ce n'est pas la même chose de décider d'une partie de pêche de temps en temps et d'aller tous les jours en mer poussé par la nécessité.
Le pêcheur que je connais s'appelle Moo et c'est mon ami. Étonnant : nous sommes de cultures si différentes, nous avons de la peine à trouver des mots communs, échanger même sur des choses simples. Et pourtant, nous aimons passer du temps ensemble.
Chacun pour des raisons différentes. Lui, une confraternité exotique : bien que farang, j'ai un bateau comme le sien, je pêche, et il n'est pas besoin de mots pour comprendre que j'aime la mer. Moi, sa joie de vivre malgré l'adversité, il irradie la bonne humeur et la bienveillance.
Moo ne se plaint jamais. Il vit pourtant sur le fil du rasoir.
Il habite sur la falaise, dans le village, à huit cent mètres de sa cabane. Il est marié. Sa femme est plus jeune que lui. Elle travaille à la conserverie pour boucler les fins de mois. Ils ont deux enfants ensemble, mais Moo a déjà été marié avant, il a d'autres enfants qu'il lui arrive d'aider.
Moo et sa femme viennent régulièrement boire une ou deux vodkas à la maison, et on rigole bien. Leur fille cadette joue avec la nôtre - c'est sympa. Il nous arrive de la garder, nous nous rendons des services les uns les autres. J'observe avec tristesse qu'elle se jette sur les jeux de Nam - elle n'a pas beaucoup de jouets à la maison, juste ceux de sa sœur ainée. Parfois, la femme de Moo doit aller à l'hôpital, mais sa moto est dans un état si pitoyable qu'elle a peur de se faire arrêter par les flics. Alors nous lui prêtons la nôtre.
Un soir, je ne sais pourquoi, la conversation est tombée sur la question de l'éducation des enfants. Comme Fon (que j'objurgue pourtant d'arrêter), la femme de Moo frappe sa fille. Pourquoi ?"- Elle n'entend pas ce qu'on lui dit".Nouvelle méthode ORL : une bonne claque sur les fesses a l'effet de déboucher les oreilles.
Je fais la gueule.
- Mais, dit Moo en toute simplicité, il m'arrive aussi de battre ma femme. Elle le regarde sans reproche. Car c'est dans l'ordre des choses. Il faut simplement que ça n'arrive pas trop souvent et que ce soit vaguement justifié.
Il y a deux mois, la femme de Moo est venue demander qu'on lui prête cinq cent bahts, treize euros, qu'elle nous rendrait le lendemain. Fon les a prêtés et ne m'en a informé qu'après-coup. J'étais assez ennuyé. D'abord d'imaginer qu'ils puissent être dans une mouise telle qu'ils aient besoin de treize euros.
Puis, supposant que c'était un petit racket qui tenait à ma qualité de farang, j'étais déçu d'être pris pour la vache à lait, même si la somme était dérisoire. Nous nous connaissions depuis trois mois, il vivait dans son village depuis l'enfance. Et c'est à moi qu'il demandait ? Une tache sur notre amitié - dans ce cas, était-ce encore une amitié ? J'étais convaincu qu'il ne rendrait pas. Et, encore plus humiliant pour nous deux, qu'il trouverait une excuse à la con pour ne pas rendre.
Emprunter se fait beaucoup en Thaïlande. C'est l'un des pays les plus inégalitaires du monde - et ça fait rager de voir comme l'argent va naturellement à l'argent, sans travail, sans impôts. On emprunte à des taux usuraires, et j'ai entendu parler de 8 ou 10% par mois - prêts par des particuliers. Il court le bruit parmi les expats que les farangs sont "tapés" plus souvent qu'à leur tour, et qu'on ne leur rend jamais : une légende comme celle des trains qui arrivent toujours en retard ? Après tout, on n'emprunte qu'aux riches...
J'ai demandé à Fon pourquoi Moo ne demandait pas de l'aide à un parent, un ami, un voisin. Elle m'a dit que tout le monde était pauvre dans ce village de pêcheurs. Je ne l'ai pas crue, je n'arrive pas à imaginer qu'on soit à treize euros près. Ne serait-ce que le chef du village, qui roule en riche - et qui est un cousin de Moo.
Le lendemain, la femme est venue rapporter l'argent. Un jour après, Moo m'a fait cadeau de deux jolis mulets en revenant de la pêche. Cela lui arrive de temps en temps, et il faut se battre pour qu'il accepte qu'on le paye. Là, j'ai pris les poissons sans rien proposer - question de fierté.
Et puis les soupçons ont repris : l'homme occidental a facilement de mauvaises pensées - ou c'est peut-être moi. Quand il est revenu emprunter cette fois mille bahts qu'il a rendus le lendemain, je me suis dit qu'il emprunterait plus, et ne rendrait pas quand la somme serait vraiment significative, après avoir bien endormi ma confiance par des restitutions en temps et en heure.
Honte à moi. J'ai compris que ces emprunts périodiques correspondaient aux échéances auxquelles sa femme était payée - un jour avant. Quand Moo ne peut pas pêcher, elle fait des journées à rallonge, de quatre heures à dix-sept heures - car la conserverie ne s'arrête pas, le poisson arrive n'importe quand. Mais elle ne reçoit pas aussitôt la contrepartie. Il faut attendre la paye. D'où les emprunts.
Peu après l'avoir connu, j'ai emmené Moo dans un endroit où j'avais découvert un fameux gisement de moules - de belles moules aux lèvres émeraudes, presque phosphorescentes, qu'on trouve ici. Il a pris un grand sac et l'a rempli, ratissant littéralement l'endroit. Pas du tout ce que j'avais prévu : j'espérais faire de ce coin ma petite réserve, retourner de temps en temps récolter un kilo ou deux, pas plus.
Je m'en suis ouvert à Alan, un curieux personnage, énorme gallois qui parle avec un accent terrible et enseigne pourtant l'anglais : si les thaïs parlent l'anglais avec un pur accent du Pembrokeshire, personne ne les comprendra jamais et pour quoi passeront-ils !
Alan vit ici depuis longtemps, il est plongeur et connaît par cœur le pays, les mers et les îles du coin.
- On ne peut pas donner accès à une ressource à un thaï sans qu'il n'en fasse le sac. Ils sont tous comme ça. Ils ne prévoient pas. Ils vivent dans le présent - comme le recommande le bouddhisme.
Alan a sans doute raison. D'un autre côté, quand on pense à la précarité dans laquelle vivent Moo et sa famille... Je pense avec terreur : qu'arrivera-t-il le jour où son vieux moteur tombera définitivement en panne ? On ne peut lui reprocher de profiter d'une aubaine qui va rendre sa situation un peu moins inconfortable pendant trois jours.
J'ai souvenir qu'un soir, Moo est venu nous dire qu'il connaissait des thaïs dans une misère noire. Le mari travaillait dans le bâtiment, et du fait des intempéries, il avait eu une période d'inactivité très longue, pour laquelle il ne recevait, bien sûr, aucune compensation sociale. Les enfants n'avaient pas de quoi s'habiller correctement pour aller à l'école - où l'uniforme est obligatoire. Fon a donné de l'argent pour qu'ils achètent des vêtements.
Ce qui m'a assis, c'est que Moo aide des gens qui sont plus pauvres que lui. L'Hôpital qui vient au secours de la Charité ! Car je sais qu'il a participé - ce n'était pas un conte pour nous soutirer du pognon.
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J'ai décidé d'aider Moo en le mettant dans un circuit qui lui permettrait de promener des touristes entre les îles et proposer du snorkeling - le projet est déjà en route. Je pense à une sortie de trois ou quatre heures maximum - au delà, c'est barbant si on n'a rien à faire à bord. Tour de trois îles super sauvages. Arrêt baignade et snorkel à la demande. Quatre passagers maxi. Crème solaire fournie !
Il faut pas mal de fonds, payer l'homologation aux Affaires Maritimes, peut-être graisser la patte de certains employés du Parc National, acheter les vestes de sauvetage, les masques et snorkels, les palmes, des petits aménagement comme une échelle de coupée, etc.
Je vais l'aider - tout s'il le faut. Mais ce serait cool pour lui si tu participais ne serait-ce que par 5 ou 10 euros. Si tu veux le sponsoriser, envoie-moi un mail (ddegan[AT]free.fr). Pour lui faire accepter, je vais lui dire que tu payes d'avance un tour à demi-tarif... et au final, je lui remettrai la liste de tous ses futurs clients.
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Nous sommes forcés de déménager. Nous ne serons plus devant la route qui mène du village de Moo à sa cahute de pêche. Pas loin - et nous continuerons à nous voir. Mais je ne le verrai plus passer sur sa moto, faisant un grand signe de bras en me hurlant bonjour comme il crie en mer, suivi de ses trois chiens au galop. La communauté de vie avec cette famille était douce. Je suis triste.