" L'humanisme de la Renaissance a ouvert une période globalement féconde pour la pensée, mais sans pour autant améliorer le statut de l'animal. Le rassemblement des hommes entre eux a plutôt raffermi la frontière hygiénique qui sépare l'homme de l'animal. Comme si l'homme ne pouvait être globalement défendu que dans la recherche d'un au-dehors de l'espèce..L'humanisme s'est donc transformé en machine de guerre idéologique par défaut contre l'animal. L'animal y est peu évoqué, mais c'est parce que son statut est clair : pour une pensée européenne imbibée de christianisme, l'animal n'est rien par rapport à l'homme. Ce dernier n'a pas seulement une priorité morale, il en accapare l'exclusivité. Dans l'humanisme européen, l'homme se referme sur lui-même. Est en particulier réaffirmée avec force l'idée que l'homme n'est pas un animal qui est différent ; ce n'est plus un animal du tout. Loin de s'éroder avec le temps, une telle vision de l'homme connaît une fortune étonnante à l'époque moderne. Une telle perspective se répand étonnamment facilement dans la pensée européenne et elle devient même constitutive de la pensée du fondateur des États-Unis, Thomas Jefferson.
l'animal machine
L'anthropologie a depuis ses débuts étudié les rapports de l'homme et de l'animal mais dans la perspective ethnocentrique de l'Occident : penser les rapports avec l'animal en tant qu'ils nous apprennent quelque chose sur l'homme .
Merlin ou l'homme sauvage
Pour Damien Hirst l'animal est ainsi synonyme du rapport à la mort : il travaille sur une série constituée de cadavres d'animaux ( cochon ,vache , mouton , requin , tigre, etc.). parfois coupées en deux ,plongés dans le formol et présentées dans des aquariums . Ces sculptures sont appelées à disparaître (la putréfaction n'est que ralentie), elles perdent peu à peu leurs couleurs et se délitent. L'animal est chez Jeff Koons l'héritier des arts populaires et des objets de consommation, tels ces jouets ,ces animaux gonflables qu'on propose aux enfants lors des fêtes , à l'instar du célèbre " Ballon Dog ", figé lui dans une éternité de choses. Les chevaux de Cattelan, transposés et pendus dans un environnement de monument historique(Versailles, L'hôtel De La Monnaie) ne sont que le prétexte à une parodie des trophées de chasse.
".
Il ne s'agit pas ici d'un " retour nostalgique " à un quelconque " état de nature "(lequel n'était pour Rousseau, lui-même, qu'une fiction permettant de comprendre notre condition par différence).L'expérience est à la fois beaucoup plus simple et plus riche : elle est l'accès au " monde de la vie qu'étudiait la phénoménologie : un terrain profondément charnel, comme le terrain même des odeurs, des goûts, du chant des oiseaux qui s'élève sous la chaleur du soleil. En fin de compte, reconnaître la vie du corps et affirmer notre solidarité avec cette forme physique, c'est reconnaître notre existence comme celle d'un animal parmi les autres sur terre, et ainsi retrouver et réactiver la base organique de nos pensées et de notre intelligence .
D.Abram évoque ainsi l'importance de sa rencontre en Indonésie avec le monde des araignées, une des créatures les plus symboliques dans les cultures humaines soit comme prédatrice (on la retrouve dans de nombreux films d'épouvante ou dans les saga de Tolkien), soit en raison de sa toile étonnamment régulière, fragile et évoquant la fragilité de nos certitudes et des apparences trompeuses régulièrement reconstruite, mais si bien adaptée au piégeage des insectes, soit en raison du fil qu'elle tisse, qui évoque celui des Parques et désormais les réseaux de communication. L'araignée (ou sa toile) est ainsi présente dans divers mythes fondateurs en tant que démiurge et créatrice cosmique.
" Je n'ai jamais pu rencontrer une araignée sans éprouver un profond sentiment d'étrangeté et de respect. Bien sûr, les insectes et les araignées ne sont pas les seules puissances ni même des présences centrales dans l'univers indonésien. Mais les araignées ont été mon introduction aux esprits, à la magie à l'œuvre dans chaque contrée. C'est grâce à elles que j'ai commencé à découvrir l'intelligence tapie dans la nature non-humaine, à apprendre la capacité qu'ont d'autres manières de sentir de faire écho à la nôtre, de se répercuter en nous sur un mode qui temporairement fait voler en éclats nos manières habituelles de voir et de sentir, et nous ouvrent à un monde plein de vie, en éveil, aux aguets. C'est de ces si petits êtres que mes sens ont, pour la première fois, appris l'enchevêtrement des mondes innombrables qui tissent leurs histoires dans les profondeurs de celui que nous habitons usuellement. Et ce sont eux aussi qui m'ont appris que mon corps pouvait, avec de l'entraînement, entrer sensoriellement en relation avec ces dimensions. Le labeur précis et minuscule des araignées avait à ce point aiguisé et concentré mon attention que c' est la toile même de l'univers auquel participe ma chair que semblait tisser leur art obscur. D.ABRAM .COMMENT LA TERRE S'EST TUE. La Découverte
L'homme n'est pas, du moins partout, que cet être de rupture, de " grand partage ".sauf à demeurer dans une vision ethnocentrique. Il s'associe dans diverses civilisations à d'autres " existants ", et forme avec eux des liens interspécifiques très variés. La prise en compte de ces faits va nécessiter une autre approche méthodologique et épistémologique, celle qu'a inauguré Ph.Descola à propos de l'animisme et du totémisme (pensée des amérindiens, africains ou aborigènes d'Australie) à l'opposé du naturalisme(pensée de l'occident): Dans ces système de pensée l'homme et l'animal forment des " collectifs humains /non humains. La pensée écologique aura ainsi à apprendre des sociétés traditionnelles qui ont bâti ces collectifs : renversement de l'anthropologie qui dès sa naissance prétendait parler pour elles, de notre point de vue.
D.Abram décline ce que pourrait nous apprendre les savoirs traditionnels.
Je vais prendre un exemple. Avez-vous déjà chassé le lion avec une sagaie, tel que les masaïs peuvent le faire au Kenya ? En adoptant cette pratique très particulière de chasse, vous serez amené à vous rapprocher très près du lion, à la différence de la chasse au fusil à lunette qui permet de tuer l'animal sans sueur, dans une distance toute "objective". Dans le cas de la chasse à la sagaie, si vous n'avez pas une connaissance éthologique approfondie du lion, vous allez au devant d'une mort probable. En d'autres termes, il y a un savoir sur l'animal qui est immense au sein de ces populations. Alors pourquoi donc la connaissance de ce savoir traditionnel, véritablement éthologique, ne s'est-il pas plus développé ? Pourquoi l'éthologie occidentale néglige-t-elle totalement ce savoir des professionnels de l'animal - ce savoir des chasseurs, des dresseurs, des éleveurs, qu'ils soient Masaïs, Nuer ou Français. " D.ABRAM.OP.CITE
pisteur pygmée
Le chasseur indigène doit, ainsi, avoir été lui-même
" Le savoir des chasseurs-cueilleurs dépend de la connexion la plus intime possible avec le monde et ses créatures. La possibilité de la transformation est une métaphore du savoir total : le chasseur et sa proie se rapprochent au point qu'ils franchissent cette frontière, et que l'un peut devenir l'autre. Cette intimité procure une connaissance complète. Pouvoir se déplacer avec précision sur terre semble requérir une liberté de pensée parallèle - une absence de contrainte, une disposition à éprouver différents états d'esprit, de l'humour à la transe et à l'ivresse. Une fluidité des frontières, une perméabilité des limites, peut être vue comme utile et normale.
Les récits des chasseurs-cueilleurs révèlent tout un ensemble d'esprits qui influencent les événements et sont eux-mêmes susceptibles d'être influencés. Ces esprits sont flexibles et d'un caractère ambigu. Un fantôme devient un garçon qui devient un corbeau qui devient une plume qui devient un homme. Un homme devient un saumon qui devient un esprit qui devient une femme. Une fille devient un chien qui devient un phoque qui devient un esprit. Un esprit devient un pénis qui est mangé par une femme qui devient un renard qui devient de l'excrément qui devient des mouches qui sont des esprits. Un esprit devient un homme qui fait l'amour à un cadavre qui donne naissance à un esprit qui devient un garçon qui devient un oiseau. HUGUES BRODY .LES EXILES DE L'EDEN .EDITION DU ROCHER
Ce n'est d'ailleurs pas le seul fait d l'Afrique : on trouve chez nous au Paléolithique supérieur -approximativement entre -15000 et -10000 ans de tels vestiges archéologiques .l'un des plus ancien est celui d'un " homme au masque " est sans dans la Grotte des Trois Frères, dans l'Ariège. Parfois vu comme un chaman dansant, il porte une queue, des bois de cerf, de grandes oreilles et une peau de bête velue qui pourrait être d'un loup .
On peut prendre comme exemple un mythe Yaka de la création
"Au commencement, seule existait une chose informe, masse compacte sans visage et sans nom, qui vivait là, comme ça, immobile, sans but.
Un jour pourtant, cette chose se mit à bouger : quelques fissures par-ci, quelques craquelures par-là et hop ! voila une forme qui apparaît, se précise pour devenir une des créatures qui existent et remplissent aujourd'hui l'univers. Le soleil, la lune, les planètes, les étoiles, la terre, les montagnes, les arbres, les plantes, etc. jurent ainsi créés. Peu à peu, chaque chose prit sa place. Tout se stabilisa. Ce fut alors que surgit des fentes béantes un être du nom de Kyanza Ngoonbi, ce qui signifie "La Parole Première " ou " La Parole qui précède ". Cet être était un Serpent immense à double tête qui, se déroulant lentement de ses spires onduleuses, dirigea l'une de ses têtes vers l'Occident, et l'autre vers l'Orient. Il resta ainsi allongé, sans bouger, couvant dans l'immobilité totale les créatures émergées des entrailles de la terre.
Un temps incommensurable passa. Puis un jour, Kyanza Ngoombi commença à transpirer abondamment. Il transpira, transpira si bien que sous sa tête dirigée vers l'Occident, l'eau qui coulait de son corps forma le fleuve Kwango, et sous sa tête dirigée vers l'Orient, sa sueur se transforma en rivière Wamba.
Du Kwango nous avons le poisson et tout le peuple sous-mann qui nous est offert pour apaiser notre faim. De la Wamba, nous avons la nature et la végétation qui abritent les esprits de nos morts et les remèdes qui adoucissent nos angoisses.
De nos jours encore, les tremblements, les érosions, les éboulements et les ravinements sont l'œuvre de Kyanza-Ngoombi. "
des animaux, l'aigle, le léopard, le serpent , des astres - Soleil, Lune -, des humains - les Jumeaux -, tous divinisés, organisent l'univers, peuplent la voûte céleste. Ce sont les Grands Ancêtres, fondateurs de l'espace cosmique, de son organisation, de la mise en œuvre des bases d'une civilisation.
C'est une " ère de métamorphoses ". L'univers apparaît comme un " tout " traversé par des forces naturelles. L'homme est immergé dans un milieu en perpétuel contact avec la forêt et les eaux d'où il tire sa substance. Les dieux, les héros, les plantes, les animaux, les hommes, les souffles naturels, inter-changent leur état au gré des événements ou de situations dont la succession n'est jamais inscrite dans un temps logique. Des phénomènes naturels - le tonnerre, l'éclair, le volcan -,
Ce système de pensée qui n'est pas exempt de la crainte de l'indistinction dans l'Ailleurs, a existé dans la civilisation grecque où existait un riche imaginaire de la métamorphose. Celui-ci recouvrait tous les aspects de la connaissance symbolique : les mythologies, les récits sacrés, les cultes à mystères, les contes et légendes, les folklores, les rêves, les fantasmes, les inventions littéraires, etc. Les dieux ou déesses se métamorphosaient et métamorphosaient les êtres mortels sous toutes les formes possibles.(ainsi la tisserande Arachne) Mais ce n'est pas un privilège exclusif du monde divin. Certains humains manifesteront partout le même pouvoir : sorciers et sorcières, magiciennes, enchanteurs, devins, chamanes, saints... C'est également le pouvoir que possédaient les entités qui circuleront du monde grec au monde de la renaissance en traversant le moyen Age, dans la culture populaire , entre le monde humain et divin : fées, génies, démons, anges, sylphes, elfes, farfadets, ondines, dragons, femmes-serpents... la métamorphose se révèle toujours être le type privilégié de transformation qui joue dans l'inter-monde reliant l'humain au divin, au monde " autre ".. Elle témoigne par excellence de la réalité trouble de " daïmonique ",(eros le daimon est chez les grecs un être intermédiaire passeur de limites) de ses charmes, de ses oracles, de ses tentations, de ses perversions, de ses potentialités d'élévation spirituelle.
Le bestiaire africain est attentif ainsi aux êtres doubles et équivoques, aussi retrouvons nous l'animal qui brouille les identités et met tout sens dessus dessous, l'animal tisserand: l'universelle araignée. C'est en observant une araignée tisser sa toile que les Ashanti du Ghana auraient inventé le tissage ; mais, comme toutes les techniques, le tissage est profondément ambigu, et dans une sorte de version africaine du mythe de Prométhée, l'animal tisserand, incarnation de l'ambivalence des puissances du seuil où il construit sa toile, apparaît aussi comme un fauteur de désordre. L'araignée, insaisissable, se situe ainsi toujours dans l'entre-deux des mondes qu'elle met pourtant en rapport; " n'est-elle pas la messagère du monde d'en bas, celui des ancêtres? " Riche ambiguïté de la métaphore du tissage que contes et mythes mettent en abyme -le mythe écrivait Mauss, est comme le réseau d'une toile. "
Chez les Moundang du Tchad, étudiés par Alfred Adler, le python est la source du pouvoir d'un chef de village parce que considéré comme l'incarnation de l'un des principes vitaux (le ma zwe su,) fluide véhiculant l'énergie qui maintient le corps en activité. Ce reptile est censé, tout au long de son règne, résider sous le grand grenier central de sa demeure et s'il fait une apparition dans la cour de l'enclos, on y lit le signe de la mort prochaine du maître des lieux. On redoute d'en faire rencontre et si l'on apprend qu'il a quitté son séjour caché, on reste chez soi .En revanche, la fonction de forgeron, qui est celle du clan du Serpent, est exaltée comme son attribut essentiel, son attribut noble. Elle seule possède aux yeux de ses membres une véritable valeur emblématique
Chez les Venda, c'est le python qui, par vomissement, procéda à la création de toutes les créatures. Il est le symbole du Créateur et, à ce titre, il intervient dans de nombreuses cérémonies rituelles et religieuses, notamment dans l'initiation féminine, où les jeunes initiées miment ses mouvements en dansant, rappelant les circonvolutions originelles .
Pour les Baluba, le python participe de la nature divine, car il fut, sous la forme d'une créature de nature ambiguë, le maître des créatures avant que ce pouvoir ne fût confié à l'homme. En effet, dans le mythe de la création, il est dit qu'ayant été à l'origine de la chute de l'homme, la créature à la nature ambiguë fut métamorphosée en deux serpents, l'un mâle, l'autre femelle, qui furent chassés du ciel en même temps que la terre. Lorsque la terre fut éloignée du ciel et leurs eaux séparées, une pluie diluvienne tomba sur la terre, perturbant tout ce qui y vivait. Les deux serpents, qui vivaient dans l'eau, émirent chacun un souffle dans l'air. Les deux souffles se rencontrèrent et formèrent un arc-en-ciel. Celui-ci fit arrêter la pluie et tout rentra dans l'ordre. Depuis ce temps, par sa nature d'arc-en-ciel, le python est pour les Baluba le symbole de l'alliance entre les forces du ciel et celles de l'eau, de la paix et de l'union cosmique.
Chez les Batammariba du Togo, Dominique Sewane a mis en évidence la figure de Fawaafa le Serpent femelle des origines qui jadis, à Dinaba (lieu mythique) couva les œufs dont sortirent leurs premiers ancêtres. Elle souligne que si, d'une certaine façon, il a un rapport avec le python , hôte des régions marécageuses.: " Fawaafa est pour eux invisible et souterrain, il n'a rien à voir avec un " vrai " serpent " (ou quelconque reptile). Il renvoie à quelque chose d'indicible dont les initiés au difwani,(l'initiation) conduits à son sanctuaire, prennent conscience au cours de deux nuits .
" Ce qui prédomine en Fawaafa est une féminité humide et fluide, gage de la fertilité de la terre et de la fécondité du genre humain. Au contact du sanctuaire de Fawaafa, l'eau (sperme) des jeunes garçons deviendra apte à féconder les " œufs " d'une future épouse. La Serpente s'apparente à la boue qui tapisse le fonds de son sanctuaire, élément revitalisant dont dépend la croissance des plantes et la survie des espèces animales. "
Et de rapprocher ce rituel initiatique des cultes du serpent dans nombre de civilisations :
Dans le silence de la nuit et loin de tous, les initiés au difwani en contact avec le sanctuaire de Fawaafa, s'ouvrent à une dimension induisant une mutation de la personnalité : en cela résiderait le secret initiatique.