Trois jours après le suicide de Fredriksson, un cabinet indépendant mandaté par la ville de Stockholm pour enquêter sur la véracité des affirmations d'Aftonbladet rendait ses premières conclusions : aucun des 135 salariés du théâtre n'avait confirmé les rumeurs de harcèlement.
En l'état actuel de nos connaissances, Fredriksson est le troisième suicidé de #metoo. La ballade des pendus semble avoir été entonnée en novembre 2017 par Carl Sargeant, ministre travailliste démissionnaire des Communautés et de l'Enfance au sein du gouvernement régional du Pays de Galles accusé de contacts « inconvenants » avec des femmes. L'homme politique sera suivi en février 2018 par Jill Messick, ancienne manager de Rose MacGowan accusée d'avoir contredit les accusations de viol portées par l'actrice contre Weinstein.
Bien évidemment, les spécialistes du suicide vous diront que personne ne met fin à ses jours à cause d'un événement particulier – les tendances bipolaires et dépressives de Messick, notamment, sont attestées. Mais ils vous diront aussi qu'être cloué au pilori dans l'une des paniques morales les plus hystériques de ces dernières décennies n'est certainement pas ce qu'il y a de mieux pour stimuler la joie de vivre.
Près de six mois après ses premiers roulis, le mouvement initié par l'affaire Weinstein tient davantage du comité de salut public que d'un tsunami réellement libérateur. Les têtes qui dépassent sont priées de rentrer dans le rang ou d'en assumer les conséquences. En Suède, le producteur de musique, essayiste et figure de la communauté gay internationale Alexander Bard a été l'un des premiers à s'émouvoir de ces chasses aux sorciers et à dénoncer le travail de sagouin d'Aftonbladet sur le « cas » Fredriksson. Sur les réseaux sociaux et dans la presse, il sera l'objet d'une campagne diffamatoire l'accusant entre autres de rouler pour l'extrême-droite, avec comme « preuve » des photos de lui déjeunant avec un politicien nationaliste local. Bard répondra avec sa morgue légendaire : « Mon libéral de père m'a appris à parler avec l'intégralité du spectre politique, mais faites gaffe, si vous continuez à balancer les photos des gens avec qui je dîne, moi je montre ceux avec qui je couche », écrira-t-il en substance sur Twitter.
Pour les apologistes du #metoo, comme le très opportuniste Raphaël Liogier – après avoir été plié par David Thomson sur le djihadisme, il fallait bien qu'il s'intéresse au féminisme –, ces exemples ne sont que des anecdotes n'invalidant en rien la Valeur Suprême de la Libération de la Parole Collective. Oui, il y a eu et il y aura des suicides, des divorces, des carrières et des réputations atomisées par des accusations faiblardes ou fallacieuses, mais ce ne serait qu'un prix dérisoire à payer par rapport à l'énormité des bénéfices dont pourront jouir les femmes et même la société une fois les eaux de la « révolution anthropologique » clarifiées.
On ne fait pas d'omelettes sans casser des œufs, l'antienne est ancienne. Sauf que c'est aussi le propre des foules pas très intelligentes persuadées d'agir pour un illusoire « bien commun » que de mépriser les préjudices individuels comme des quantités négligeables.
Cette notion – « l’affaire d'un seul est l'affaire de tous », pour reprendre les mots de Clemenceau défenseur de Dreyfus – guidera à la fin du XIXe siècle la plume de la journaliste Ida B. Wells, l'une des premières à avoir consigné le plus précisément possible les cas de lynchages dans le Sud des États-Unis après l'abolition de l'esclavage. Dans la préface d'une récente traduction française de trois de ses pamphlets écrits entre 1892 et 1894 (Les horreurs du Sud, Markus Haller, 2016), la journaliste Nicole Bacharan écrit « La vie de chaque Noir compte, disait déjà en substance Ida Wells ; elle ne doit pas être sacrifiée, méprisée, ignorée. (…) L’arbitraire, la cruauté, les exactions doivent être portés à la connaissance de chacun, exposés, détaillés, dénoncés. (…) Dans ses écrits (…) nulle haine, nul effet de manche. Seulement la conviction ferme que l’exposé des faits, aussi rigoureux et exact que possible, suffirait. Que les faits parleraient d’eux mêmes, pour alerter l’opinion, et exiger la justice ».
Parmi ces faits, Ida B. Wells soulignait en 1892 l' « éternelle même histoire » qui mène au « même programme de pendaison, puis de fusillade des corps sans vie » : l'accusation de viol. « Moins d’un tiers de ces milliers d’hommes et de femmes mis à mort sans juge ni jury ont été ne serait-ce qu’accusés d’agression criminelle », faisait-elle encore remarquer. « Le monde entier a accepté, sans la remettre en question, l’affirmation selon laquelle les Noirs sont lynchés uniquement pour des agressions de femmes blanches ». Mais la vérité de ces agressions était bien souvent chancelante, comme le représenteront bien plus tard la littérature ou le cinéma.
Dans un cas, un Noir d'Indianola, dans le Mississippi, fut lynché pour avoir violé une petite fille de 8 ans, dont le père était le shérif du comté. Wells se rendit sur les lieux du massacre pour enquêter et rencontra la victime présumée. Elle n'était pas une enfant mais une jeune femme allant sur ses vingt ans. Et en réalité, le père avait surpris la fille dans la cabane de l'amant, à son service depuis des années, et lancé une expédition punitive pour venger l'honneur de sa progéniture.
Entre 1882 et 1891, détaille
Ida B. Wells, 269 hommes furent tués pour des accusations de viol – la première cause sur la liste des lynchages perpétrés ces années-là. Deux-cent cinquante trois autres furent accusés de meurtre ; « 44 de vol ; 37 d’incendie volontaire ; 4 de cambriolage ; 27 de racisme ; 13 de s’être battus avec des hommes blancs ; 10 d’avoir proféré des menaces ; 7 d’avoir causé des émeutes ; 5 de métissage ; dans 32 cas aucune raison ne fut donnée, et les victimes furent lynchées pour le principe ».La suite de l'histoire du racisme américain est du même acabit. En 1921, le massacre de Tulsa – où des Blancs incendièrent un quartier noir huppé de cette ville de Oklahoma – débuta après qu'un adolescent noir eut été accusé d'avoir violé une jeune Blanche dans un ascenseur. En 1923, en Floride, le massacre de Rosewood fut aussi déclenché par une accusation de viol. Et en 1955, le jeune Emmett Till, âgé de 14 ans, fut assassiné pour avoir tripoté une femme blanche contre son gré. Il faudra attendre 2017 et la publication des recherches de l'historien Timothy Tyson (The Blood of Emmett Till, Simon et Schuster) pour apprendre que l'accusatrice,
Carolyn Bryant, avait tout inventé. Cette dernière avait raconté à son époux que Till l'avait attrapée par la taille, lui avait malaxé les seins et essayé de l'embrasser. En réalité, Till ne l'avait jamais touchée – défié par ses cousins, il s'était contenté de la siffler. Le mari, Roy Bryant, accompagné de son beau-frère, enleva le garçon. Son corps lesté d’une égreneuse à coton fut retrouvé dans la rivière Tallahatchie, un œil crevé, une balle dans le crâne, le visage ayant quadruplé de volume. Lors de la veillée funèbre, Mamie Till décida de laisser le cercueil ouvert pour montrer à tous l'état du cadavre de son fils. Les photos firent le tour des États-Unis et l'événement est aujourd'hui considéré comme le point de départ du mouvement pour les droits civiques porté par Martin Luther King. À l'époque, les Noirs devaient descendre du trottoir lorsqu'ils croisaient une femme blanche et baisser le regard.Entre ce que d'aucuns considéraient à l'époque des lois Jim Crow comme des « anecdotes » tout à fait secondaires par rapport à l'intérêt supérieur du suprémacisme blanc et les destins tragiques de Fredriksson, Messick et Sargeant, les différences sont légion.
Mais les points communs aussi. Le plus important d'entre tous, c'est peut-être de nous rappeler combien les philosophes des Lumières se fourraient la plume dans l’œil en pensant la raison innée et le progrès coulant historiquement de source. En réalité, la raison est lourde, lente, pénible et fait chier tout le monde avec ses concepts abstraits que peuvent être l’État de droit ou la présomption d'innocence. La foule, elle, salive quand on lui titille le cerveau reptilien en lui servant des victimes expiatoires sur un plateau. « Si ce n'est toi, c'est donc ton frère ».En 2013, Dan et Fran Keller sortaient de prison après y avoir passé vingt-deux-ans pour des crimes bidonnés. Dans la grande « panique pédo-satanique » américaine des années 1990, on les avait accusés d'avoir servi des cocktails coca / sang de bébé ; d'avoir exposé le cœur d'un enfant, préalablement éventré, à l'air libre ; d'avoir envoyé des enfants au Mexique pour qu'ils se fassent violer par des soldats ; d'avoir enterré des enfants vivants ; d'en avoir poussé dans une piscine remplie de requins ou d'en avoir fusillé d'autres, avant de réussir à les ressusciter. En août dernier, les Keller remportaient 3,4 millions de dollars en dédommagement de cette erreur judiciaire. Leurs vingt-deux années de vie perdue ne leur seront jamais remboursées. « Ça ne marche pas comme ça, pas comme de la colle », regrettait Anna Akhmatova à la publication du rapport Khrouchtchev, censé panser les plaies du stalinisme.
À l'époque du procès des Keller, le #metoo en vogue consistait à se dire victime de partouzes pédocriminelles organisées à la gloire de Satan – ou de trouver des psychologues pour faire remonter à la surface vos souvenirs enfouis dans votre « mémoire traumatique ». Et comme à l'époque d'Emmett Till et d'Ida B. Wells, il n'y avait que des anecdotes, des exceptions, de rares excès qui ne devaient surtout pas ralentir le rouleau compresseur d'une cause que l'on croyait supérieurement bonne. Cette « éternelle même histoire » menant au « même programme » d'affichage collectif de vertu, avec ses cérémonials d'expiation, d'élimination des hérétiques et ses œufs cassés qui attendent toujours qu'on leur rende justice. Article publié originellement dans le magazine Causeur, n°56.