Alain Mabanckou : Les cigognes sont immortelles
Par Gangoueus
@lareus
En signant Les cigognes sont immortelles, à paraître à la prochaine rentrée littéraire aux éditions du Seuil, le 16 août 2018, Alain Mabanckou nous gratifie d’un roman de toute beauté. Un roman de bonne foi, captivant et émouvant à souhait dont l’originalité a tout de la patine des peintures naïves de l’école de Poto-Poto. Celui qui, enfant, rêvait de devenir auteur de bande dessinée, a su inventer sa propre grammaire de la création esthétique.
« Puisque ce monde est dans le chaos, je vais inventer mon propre monde », nous dit-il dans une interview.
Pour inventer son propre monde, Alain Mabanckou écrit comme s’il peignait, obéissant ainsi à cette injonction d’Horace qui dit : « ut pictural poesis », ce qui signifie : « écris comme tu peins ». Avant lui Walter Benjamin rêvait de publier un livre entièrement composé de citations. Ce rêve Alain Mabanckou l’a réalisé. Sa prouesse littéraire est telle que juxtaposées, les citations, ces paroles déjà dites, cette seconde main comme dirait Antoine Compagnon, prennent un sens nouveau et engagent un débat sur la genèse de la souffrance de notre monde, de notre siècle, de l’incurie politique avec son lot de violence et de crimes politiques, la fracture de l’idée de nation. Un monde crépusculaire en proie au chaos qui peine à accoucher de sa part d’Humanité, d’Espérance et de Fraternité au cœur de la nuit. Son paradigme explicatif est une allégorie très saisissante du scénario du Péché originel, de la Chute de l’homme hors de la sphère de la grâce innocente et de son entrée dans celle de la connaissance tragique ou de l’historicité (1). Il y a quelque chose de l’ordre de la genèse dans ce roman, une sorte de voyage vers une source. Or tout voyage vers une source est un retour au bercail (2). Un retour au bercail qui traduit une quête des commencements « perdus » de notre univers, de notre organicité, de notre identité psychique et de notre contexte social, de notre langage et de notre temporalité historique (3). Ce roman est inclassable. Il convoque des modalités d’écriture multiples : l’oralité, l’autobiographie, la poésie, l’apologue, la fable en particulier, le collage d’extraits de textes tirés parfois de ses écrits antérieurs… A bien y regarder, le roman est construit telle une fresque, ce qui en fait une une œuvre d’art. Une œuvre d’art qui comme « Toute œuvre d’art digne de ce nom parle de la genèse de sa propre création (4)». Une création qui tient en trois jours : du samedi 19 mars 1977 au lundi 21 mars 1977. Le défi à relever consistait à demeurer petit face à la terreur secrète (geheime Furchtbarkeit) de la présence de tout ce qui est commencement (5) des affres de notre monde. Autrement dit, rendre compte d’une violence inaugurale avec l’œil frais et innocent d’un enfant de Voungou, un quartier populaire de Pointe-Noire. En même temps, - afin de ne pas verser dans le pessimisme-, faire en sorte que partant de l’ordinaire de la vie d’une famille, une fois sublimée par la magie de l’écriture, produire une geste qui permette à l’Humain d’apprendre à Fraterniser et à tendre vers la civilisation de l’Universel tant chantée par Léopold Sédar Senghor, un des pères fondateurs de la francophonie. Dans cette entreprise, très audacieuse et très risquée, créer un monde qui ne soit plus qu’une grande famille. Alain Mabanckou y parvient assez judicieusement en brouillant le statut du roman, en cassant les codes esthétiques de la réception, et en densifiant les structures de la jouissance du texte. Ce qui démultiplie encore un peu plus la disponibilité du sens de son message. Par disponibilité du sens, il faut entendre : ce que le texte ne dit pas, mais suppose ou promet en devenant une « œuvre ouverte » (6). Hegel appelait « ruse de la raison » cette manière particulière qu’emprunte parfois l’histoire pour s’accomplir : les tournants majeurs se négocient au milieu des broutilles, et l’Histoire majestueuse avance par les forces des histoires de « petites gens ». L’histoire de Mboua Mabé, de Mâ Moubobi, de l‘abbé polygame, de Papa Roger, de Maman Pauline, de Mbombi, du Cardinal, tels des ruisseaux, vont se jeter dans l’Histoire du Congo qui elle-même quitte son lit pour embrasser la grande Histoire de l’Humanité. Ce qui confère au roman un caractère biblique, au sens étymologique du terme (7). Le récit à la fois dans le style et la manière est calqué sur les premiers livres historiques de l'Ancien Testament. Le style est généralement simple, mais il devient parfois éloquent et même poétique, comme, par exemple, quand il évoque les martyrs du « camarade président Marien Ngouabi » d’Amilcar Cabral, de Sylvanius Olympio, ou dans l'éloge quand il parle de maman Pauline, de papa Roger et de tonton René, ou encore dans la description de la terreur, la privation des libertés fondamentales, la misère, la saleté dans lesquelles vit le peuple, après la prise du pouvoir par le Comité Militaire du Parti. Le ton est calme et objectif, l'auteur s’imposant comme une règle de s'abstenir de tout commentaire direct sur les faits qu'il raconte: « sinon on va encore dire que moi Michel j’exagère toujours et que parfois je suis impoli sans le savoir » Ce roman peut également s’assimiler à une genèse au sens étymologique du terme de récit des origines, des commencements. Une sorte d’in memoriam pour les « futurs perdus », une sorte d’essai pour comprendre quels dieux nous sont tombés sur la tête. C’est un roman qui a tout d’un récit initiatique sous forme de conte philosophique, Umberto Eco dirait une fabula. C’est au pied d’un manguier que s’opère cette initiation, ce rite de passage entre un Michel, candide, et le fascinant papa Roger, véritable puits de science et de lumières qui a « […] des mots que même les Blancs se demandent s’ils sont dans leur dictionnaire ! » L’initiation est scandée par une musique soviétique qui s’échappe entre deux grésillements de « la radio Grundig des Allemands » en écho aux accents congolais et bêmbé. A travers ce couloir de créativité sourd un chant nouveau entonné par un Michel rêveur qui rapporte les émois que lui procurent ses amours débutantes. Michel est le personnage principal du roman. Il a 11 ans et nous sommes en 1977. Ce qui n’est pas sans rappeler l’âge d’Alain Mabanckou à la même époque. La geste de la famille Mabanckou s’y déploie insidieusement, pudiquement, mettant à nu la force de caractère et la détermination d’une mère. Elle révèle aussi la force d’aimer et l’insatiable soif de fraternité d’un fils unique, son attachement à la Famille. Une famille, des frères et des sœurs, une seconde maman, la protection c’est pourtant ce que lui offre Papa Roger. Michel est un fils dont le désir de frère est inguérissable. C’est peut-être là une des raisons pour laquelle il fait l’inventaire, remonte la chaîne familiale, s’arrête pour la première fois sur la famille paternelle, ce gendarme tôt disparu de sa vie. Il nous gratifie de la liste des descendants d’Henriette Nsoko et de Grégoire Massengo dont le martyr de l’un des fils, Kimbouala-Nkaya, le frère de Pauline Kengué, donne des ailes à celle-ci. Il l’incitera, entre autres, à briser ses chaînes et à monter au front contre l’injustice devenant ainsi une sorte de Marianne tropicale. En définitive, Les cigognes sont immortelles, d’Alain Mabanckou est un bel hymne à l’amour maternel, que cet amour trouve à s’incarner à travers sa mère ou son oncle auquel il doit son nom. C’est aussi un appel à la fraternité, une belle invention d’un monde où les vivants mobiles (l’homme doté du souffle de vie) et les vivants immobiles (les morts, ces belles cigognes qui font voler nos rêves jusqu’aux portes de l'Espérance) du monde entier pourront former une nouvelle chaîne de vie, avec constitution d’une mémoire collective à partager, dans une forme de civilisation de l’Universel, tant souhaitée par Léopold Sédar Senghor. Jean-Michel Nzikou - Biblique vient de bible qui lui-même est issu du grec ancien τὰ βιϐλία (ta biblia), un substantif au pluriel qui signifie 7 « les livres », soulignant son caractère multiple. Ce qui est ici mis en avant c’est la multiplicité des sources d’inspiration stylistique.Jean-Michel NzikouUn article pour le blog Chez GangoueusAlain Mabanckou, Les cigognes sont immortellesEditions du Seuil, 2018. 304 pages
Notes1 - En référence à la naissance de la conscience, après la fin de l’état d’innocence de l’homme.
2 - Hegel cité par George Steiner (2001), Grammaires de la création, essais, Paris: Gallimard, page 27 3 - L’expression est de George Steiner (2001) op. cit. page 25. 3
4 - Roman Jakobson
5 - Martin Heidegger -
6 - L’expression est de Umberto Eco (1985), Lector in fabula, Paris: Grasset, Figures.
7 - « les livres », soulignant son caractère multiple. Ce qui est ici mis en avant c’est la multiplicité des sources d’inspiration stylistique.