L'envie de quitter une île...
Sonnerie insistante... A tous les coups, c'est Poon qui appelle. Le téléphone n'est donc pas noyé !Je vais décrocher la pochette étanche qui pend toujours sous le moteur. Debout au milieu du bateau, j'essaye d'ouvrir le sac rose couvert de gouttelettes. Pas facile, avec des mains que le bois des avirons commencent à engourdir. Les gros gants de pêche n'arrangent rien, je vais en enlever un. Je tire le bout du doigt avec les dents. Et là, mauvaise vague, je titube, quelque chose m'échappe, je crois serrer le téléphone alors que je serre le gant. Le téléphone, lui, est tombé sur le bordage, et rebondit dans la mer.
- Merde !
Furieux. Puis inquiet : si j'étais en pleine possession de mes moyens, ce ne serait pas arrivé. J'ai déconné. Il n'y a plus rien à faire. Je me rassois. Je remets mon gant. Je reprends les avirons et je rame tristement.
J'ai vu passer des bateaux, à un demi-mile. Mais il ne fait pas nuit, on en est loin, je n'ai pas envie de laisser tomber. Il faut que j'y arrive tout seul, que je voie la limite - pour savoir - pour une autre fois. Pour l'instant, je ne suis pas épuisé.
En cas de remorquage, le Droit de la mer est clair : sauf accord préalable, l'embarcation sauvée et son chargement appartiennent intégralement au sauveteur. De cela je n'ai pas envie non plus, même si je sais qu'on s'arrange toujours.
Je me sens gagné par une sorte d'abrutissement. Je regarde les amers. Ça n'avance pas. Quand même, le terminal d'huile de palme devient un peu plus visible.
Rien ne se passe. Je rame. J'ai maintenant très mal à la racine du pouce droit. J'inverse les avirons, et assez vite, j'ai mal à gauche. J'ai aussi attrapé un coup de soleil sur le crâne…
Le terminal désaffecté, avec sa tonne à droite. Le propriétaire est en prison - il a fraudé le fisc.
Du raz de l'eau, les superstructures du terminal sont imposantes, comme une monstrueuse araignée en pleine mer. Quelques dizaines de mètres encore. Je détache le boute de l'ancre et je m'amarre à une échelle rouillée. Et je me repose, la tête sur le poisson, les jambes écartées, les pieds sur le plat-bord. Il n'y a pas beaucoup de place... Grincements d'élingues contre les poutrelles. Cris sinistres des oiseaux de mer. Je regarde le ciel d'ardoise.
Poon doit s'inquiéter. Plus de six heures que je suis parti. Mais je dois récupérer.
Deux heures passent. Je n'ai pas réussi à dormir. Je reste léthargique. Le vent se calme toujours en fin d'après-midi. La mer devient d'huile. C'est le moment de reprendre les avirons.
La dernière partie du trajet a été lente et pénible. Soutenue par l'espoir d'y arriver malgré la fatigue et la douleur. Pressée par la venue du crépuscule. Maintenant, le bateau glisse bien sur la mer enfin calme. Longtemps avant d'arriver au rivage, je saute. L'eau monte jusqu'à la poitrine. Le fond est plat. Je suis content de retrouver la "terre ferme", la boue solide de notre baie.
Derrière moi, la Dédaigneuse que je tire par son boute d'ancre, comme un animal docile. Nous rentrons tous deux sains et saufs. J'ai réussi.
Je vois Poon sur la plage qui me fait signe. Il y a aussi mon ami John, le néo-zélandais, et sa nouvelle petite amie.
Je remue les bras. Je traîne le bateau sur la vase. Je pose les ancres à l'avant et à l'arrière. Je suis crevé mais tout va bien. Et j'ai ramené du poisson. Poon ne dira pas que j'ai rapporté soon. Je prends le gros poisson par la queue, mon fusil de l'autre, et j'arrive à la ligne de sable, fier comme Artaban.
Sur la route, mon pote Moo, le pêcheur, et d'autres gens que je ne connais pas. Moo me jette un drôle de regard, il n'est pas exubérant comme d'habitude - il est presque sombre : pourquoi ?
Les autres descendent sur la plage. Je remarque l'écusson du Parc National, en haut de leur manche droite. Ils me regardent d'un air neutre. Ils montrent le gros poisson du doigt, puis le fusil. Mon beau fusil de carbone. Ils me font signe de leur donner. Ils disent quelque chose que je ne comprends pas. L'un d'eux me tend des menottes ouvertes...
Une semelle de tong violette stratégiquement placée au niveau de l'appendice xiphoïde : pour se fondre avec élégance dans les bancs de poissons tropicaux ? Non, pour appuyer l'arrière du fusil quand on l'arme. Sinon, ça fait un mal de chien.