Un grain tropical passe sur Koh Sak...
Il ne restait plus qu'à rentrer. L'affaire d'une demi-heure sans doute, malgré cette mer désagréable. Le vent d'ouest est ici un vent de terre. Comme il n'y a pas de fetch, il lève une petite mer courte et hachée, très pénible à naviguer. Avec les îles, il y a des réverbérations d'ondes et par endroits, la mer se croise et fait marmite du diable. Je vais avoir les vagues et le vent contre moi : ça va mouiller dur !
Mais le moteur n'a donné aucun signe de faiblesse. J'ai fait le plein il y a quelques jours - en mer - et je n'ai pas utilisé le bateau depuis. J'ai largement de quoi tenir la distance.
J'ai contourné la pointe sud de Koh Sak, route plein Est, vers le terminal d'huile de palme, une plate-forme en eau profonde à la sortie de notre baie. Le moteur tourne bien. Je monte le régime. Et... pof-pof-pof ! Il s'arrête. Je me suis toujours demandé si ce moteur était bien réglé. Parfois, il rechigne à prendre des tours. Je le redémarre. Il repart. Et deux minutes plus tard, pof-pof-pof. Je relance, il repart. Et s'arrête : il est vraiment, définitivement pof-pof-pof. J'ai beau m'échiner, aucun pet décent n'en sort.
Bon. Après tout, quatre kilomètres, ça devrait faire deux heures de route, pas plus, en nageant. Ah, au fait, nager est le terme consacré pour dire ramer - tu n'imaginais quand même pas que j'allais me mettre à l'eau et abandonner la Dédaigneuse !
J'ai deux avirons, fabrication thaïe. Sculptés à la main. Je ne m'en suis jamais servi plus d'une heure, mais j'ai beaucoup nagé dans ma jeunesse. Je devrais y arriver. Et comme j'ai gardé mes gants de plongée, de bons gros gants anti-coupures, je ne devrais pas attraper d'ampoules.
Il fait chaud au soleil dans ma tenue noire - je ne peux pas l'enlever, je n'ai rien d'autre. Je commence à avoir soif. Le temps passe. J'ai essayé de redémarrer le moteur. Rien. J'ai beau mettre le starter, il n'allume pas. Il n'est pourtant pas noyé. Panne d'essence ? Pas très crédible. A moins qu'un autre pêcheur m'ait siphonné le réservoir ? Parano… vite balayée. Ce n'est pas possible, les pêcheurs du coin ne sont pas comme ça. Et puis je les laisse garer leur vieil Isuzu dans le jardin quand ils partent en mer, c'est devenu une habitude - le soir, la maison est un vrai parking ! On est très copain. Enfin il me semble…
Mais peut-être qu'en revenant l'autre jour, j'ai bouffé beaucoup d'essence, la mer était difficile, Poon était avec moi, elle avait peur, elle en avait assez, je suis rentré à fond. Et comme j'avais ravitaillé en mer, à sec, je n'aurais rempli le réservoir qu'à moitié ?
Difficile à croire, tout ça. Mais plus crédible que d'imaginer qu'un pêcheur m'ait chauffé la gazoline.
Je n'ai pas envie de vérifier ce qu'il y a dans le réservoir, risque de perdre le filtre par dessus bord, et pas le temps. La mer s'est calmée avec le vent. Je tire sur les avirons. Le bateau semble avancer correctement. Voilà que je sens un souffle qui me rafraîchit le dos. Agréable… mais mauvais présage. Je vois les friselis sur la mer qui se plombe. La lumière faiblit. Les crêtes se forment. Maintenant, l'eau tape contre la coque. Je rame et parfois, le bateau est arrêté par une vague. L'une envoie un petit paquet de mer qui tombe à mes pieds, un crachat - la salive du monstre... Il faut relancer la Dédaigneuse. Elle me paraît lourde comme un cercueil…
Je pense à mon arrivée. Que faire avec ma pêche. Je sais que la police maritime peut vous attendre à terre. Mais comment pourrait-elle affirmer qu'elle m'a vu prendre du poisson dans l'île ? Je peux très bien dire que j'ai plongé au terminal d'huile de palme, cela m'est déjà arrivé. A moins qu'elle n'ait eu un coup de fil de la vedette des gardiens du parc ? Ce qui compte en Thaïlande, c'est d'avoir été pris la main dans le sac, peu importe par qui... Peut-être sont-ils passés quand j'étais dans l'eau, rechargeant mon fusil... Non, j'aurais entendu le moteur - au fond, on capte les sons de loin.
Mais bon, je peux très bien couvrir le bateau de sa bâche, rentrer avec mon matériel seulement, le poisson caché à fond de cale. Et si tout est clair, revenir le chercher. Oui, c'est ce que je vais faire… Laisser aussi le fusil ? Plus prudent. Évidemment, ils peuvent aller regarder sous la bâche... mais peut-être pourrait-on discuter avant ?... Et de toute manière, ne pas accoster, laisser la Dédaigneuse au mouillage, rendre les choses compliquées ? Pas question de laisser ma prise aux requins sans me battre jusqu'au bout...
Koh Sak est devant moi - puisque je nage dos vers l'avant. Je ne la vois pas rétrécir. Pas très loin sur ma gauche, Koh Samet. J'essaye de prendre des alignements. Ils se déplacent avec lenteur. C'est déprimant. Tant pis, il faut persévérer. Je vais finir par y arriver, quand même !...
Je croise les flotteurs de filets posés sur le fond. Mauvaise surprise, on dirait qu'un courant pousse vers le large et le nord. La montante qui remplit le golfe de Thaïlande. Je comprends pourquoi j'avance si lentement. Le vent, les vagues, mais aussi le courant. Il faut revoir les prévisions à la hausse. J'arriverai dans trois heures. Au mieux.
Si je suis trop fatigué, je pourrais faire escale au terminal d'huile de palme - il est à trois cent mètres de la passe : je ne me dérouterai pas beaucoup. Après, il ne restera plus qu'un petit kilomètre avant la côte.
La mer s'est calmée. Puis le vent a repris. Et encore, et encore, ça change tout le temps.
Une bonne heure a passé, je ne vois pas grand progrès. Pourquoi mon aviron tribord saute-t-il sur l'eau ? Parce qu'il tourne dans ma main et prend une mauvaise inclinaison. Pourquoi tourne-t-il ? Parce que sa poignée n'est pas ronde, putains d'artisans ! Si je ne la serre pas, l'à-plat glisse dans ma paume. Alors je serre, mais je commence à avoir mal au gros muscle à la racine du pouce, un début de crampe.
Je n'ai plus de moteur - j'ai encore essayé sans succès. J'ai des avirons. Mais l'un est mauvais. Déjà, pourvu qu'aucun ne casse. Et pourvu que la douleur à la racine du pouce ne devienne pas intolérable. Parce que je ne pourrai plus nager. Et que faire alors ? Tenter de faire sécher le portable ?
Si j'arrête de ramer, je dérive de trente mètres. Alors pour le téléphone, on verra plus tard...
Mon gros poisson est devant moi, baignant dans l'eau de pluie mêlée aux embruns. Pas envie d'écoper encore. Je ne sais pas pourquoi, une fureur me prend. Ce bonheur que la mer m'a accordé, elle me le fait payer bien cher. J'ai envie de refoutre le poisson à la baille. Geste rituel d'apaisement ? Plutôt de colère. Mais non, ce serait idiot.
Son œil maintenant vitreux me fixe…
Il fait chaud, la tête me cuit, j'ai les lèvres salées. J'ai soif. Une fois sur deux, j'oublie de prendre de l'eau en partant - grosse erreur. Mais le compartiment avant du bateau a dû récupérer un peu de pluie. J'en recueille avec l'écope, je la porte à mes lèvres. Pouah ! Elle est salée. Saleté d'embruns !
Deux heures à nager comme un galérien. Parfois la pluie - j'espère qu'elle va tomber drue, aplatir la mer et apaiser le vent. Mais non. Le vent se renforce, avec les vagues qui arrêtent le bateau. La mer qui bout, la Dédaigneuse qui bouchonne, l'impression que tous mes efforts ne servent à rien. Les amers qui ne se décalent pas.
J'ai légèrement dérivé vers Samet dont la côte défile interminablement. Pas assez proche pour envisager d'y mouiller et attendre un secours. Si je laisse porter, je vais me retrouver à quinze mille au large. Il faut tenir, ramer, ramer… Les bras et les épaules commencent à fatiguer. Tantôt je nage comme on nage le crawl, une rame après l'autre, tantôt comme la brasse, les deux en même temps. Je n'arrive pas à voir quel est le moins fatiguant.
De toute manière, avec cette mer qui bouge, il faut lever haut l'aviron à chaque retour, de peur qu'il ne croche une vague et arrête le bateau, casse le mouvement et l'épaule. Mais quand on tire, on ne sait jamais si on va être assez profond, ou si la pale va égratigner l'eau. C'est épuisant.
C'est alors que le téléphone sonne.
(à suivre)