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14-18, Albert Londres : « Écoutez le drame solitaire.»

Par Pmalgachie @pmalgachie
14-18, Albert Londres : « Écoutez le drame solitaire.»
Le torpillage du « Balkans » Sur les lieux de la catastrophe
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.) À bord d’un torpilleur, … août 1918.
— Holà ! Écoutez aussi les récits du champ de bataille de la mer. Il ne m’a pas fallu longtemps pour en vivre un. Embarqué au soleil couchant, le lendemain matin, le drame surgissait, atterrant. Presque à la même heure, à la fin du jour, trois paquebots quittaient un port de la Méditerranée. Des torpilleurs les escortaient. J’étais sur l’un d’eux. La vie du marin est si rude, si triste et faite d’une si monotone abnégation que, jusqu’à présent, je n’avais pu voir, sans le plaindre, un jeune homme s’y destiner. Aujourd’hui, il faut faire plus que de le plaindre : il est bon, dès l’appareillage, de prier pour son âme, si l’on est bien avec Dieu. * Les bâtiments filaient dans la nuit. Tous allaient en Corse. Nous ne devions apercevoir d’abord que deux hydravions rentrant à leur hangar. Nous quittant après sept heures de mer, l’un des paquebots, hélas ! devait rencontrer plus cruel. Il fut torpillé. Cinq cents victimes, dit-on. Écoutez le drame solitaire. Le matin, à l’heure de l’aube innocente, nous arrivions à notre escale. Nous, nous n’avions rien subi ; le sans-fil ne nous avait rien transmis ; l’autre devait être aussi à son port, pensions-nous. Cependant, il est quelqu’un qui n’est pas satisfait : le commandant de la marine de l’endroit, qui monte à notre bord, n’a pas été avisé par ses sémaphores du passage ni de l’arrivée de notre compagnon. Il est inquiet. Il nous demande si nous ne savons rien. — Rien. Il flaire le malheur. Voilà un message. On le porte au chiffre. Pour aller plus vite, tous les officiers sont dessus. Il dit : « Un hydravion fait savoir qu’il aperçoit des radeaux chargés de naufragés en face Calvi. » Le bateau qui nous laissa, à une heure du matin, est coulé. — Appareillage ! Notre torpilleur, sur-le-champ, retarde sa mission. Notre convoi attendra au port que nous venions le reprendre ; il court au naufrage. Nos matelots qui savent où ils vont, avec la même indifférence de la souffrance et du danger, gagnent leur machine, leur chaufferie ou le pont. Un chauffeur, qui est un loustic, en redescendant dans son puits, prononce : — Quand je suis en congé, que j’ai un col propre et suis débarbouillé, on dit que je ne f… rien, mais je m’en f… Ça c’est pour moi, le terrien. Nous filons. Un nouveau télégramme nous envoie le point où le sous-marin vient d’être vu. C’est au nord. Nous avons mis cap sur le nord. Nous longeons la côte. Tenez, voilà l’endroit où l’autre semaine, après onze jours de perdition en mer et une messe de morts dite par leurs amis, atterrirent, pesant quinze kilos de moins, les deux aviateurs de Toulon. Nous avançons. Un second sans-fil nous confirme le premier : « sous-marin à tel point ». Nous approchons du lieu terrible. Le commandant, le second, les matelots scrutent. L’enseigne, du bout de son compas, fait une croix sur la carte : l’emplacement du pirate. Nous ne voyons rien. Nous marchons vingt minutes encore. Tous nos regards au large. Sur son rocher, ville arabe, Calvi surgit. Nous apercevons devant nous un petit torpilleur numéroté. Il est arrivé premier. — C’est là. Le chien du bord qui, jusqu’ici avait dormi sans se déranger, se met à se plaindre. C’est là. C’est plus triste qu’un champ de bataille de la terre, car on y lit plus d’agonie et la bataille est finie, finie à tout jamais. Nos machines faisant moins de bruit, nous glissons dessus. Des canots chavirés, des morceaux de radeaux, des bouteilles, des banquettes, des planches, des ceintures de sauvetage, des chapeaux, des ombrelles, une cage à oiseaux, avec l’oiseau noyé dedans, un chien avec son collier et sa laisse, une poupée ! où est sa petite maman ? Puis des cadavres. — Canots à la mer, crie le commandant, qui croit les naufragés vivants. Mais il reprend son ordre : ils sont morts ! C’est notre sillage qui les fait bouger. Nous ne sommes pas venus pour ramasser des cadavres. Nous cherchons. Comme un chien court au gibier, le torpilleur pointe du nez vers tout ce qui remue : — Mort. — Mort. — Là-bas ! Nous pointons dessus. — Morts aussi. Nous parcourons ce champ d’épaves. Alors, nous faisons signe au petit torpilleur d’approcher. Il approche. Le commandant prend le porte-voix et lui crie en détachant toutes les syllabes : — Est-ce qu’il y a encore des naufragés dehors ? L’autre porte-voix répond : — J’ai ramassé des cadavres seulement. — Il y en a encore devant vous. — Je vais les prendre. — Depuis combien de temps êtes-vous là ? — Deux heures. — Vous savez où était le sous-marin ? — Oui. — Combien de rescapés ? — 102. — Où sont-ils ? — À Calvi. — Vous resterez à explorer jusqu’à la nuit. — Bien. La Corse en deuil Il s’était passé ceci : Cette nuit, après nous avoir quittés pour suivre sa route différente, à une heure et demie, la lune couchée, dans le noir, le bateau reçut la torpille. Avant de le perdre de vue, nous lui avions crié : « Bonne chance ! » Il coula en moins d’une minute. Il n’a même pas eu le temps de nous envoyer le S.O.S. C’est pourquoi, quoique étant si près, nous n’avons rien su immédiatement. C’est un hydravion qui, au petit matin, aperçut des survivants sur le radeau. Ils mouraient de froid et d’épouvante. Il y avait des femmes et des enfants. Toute la Corse pleure. Le torpilleur numéroté ramasse les cadavres. Quand un homme meurt au large sur le bateau, on le jette à la mer. Ceux-là, on les repêche. Pitié nationale ! Nous, à notre tâche ! Regagnons notre convoi. Nous avons trois jours encore de navigation. Personne ne parle plus à bord, ni officiers ni marins. Ils viennent de passer sur leur champ de bataille à eux. Ils pensent et se reconnaissent prêts au même sacrifice. Tout le monde a les yeux rougis ; ce n’est pas d’avoir pleuré, ce sont les escarbilles.

Le Petit Journal

, 26 août 1918.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
14-18, Albert Londres : « Écoutez le drame solitaire.»
Dans la même collection
Jean Giraudoux Lectures pour une ombre Edith Wharton Voyages au front de Dunkerque à Belfort Georges Ohnet Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes Isabelle Rimbaud Dans les remous de la bataille

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