Au tout début ils dansent tous ensemble, au coeur d'une "teuf d'enfer" soudainement interrompue par Amor : J'appelle mes frères et je dis : il s'est passé quelque chose de complètement fou. Préparons-nous.
Une voiture piégée a explosé semant l’inquiétude dans une ville européenne. Sans doute un acte terroriste. Amor, fils d’immigrés, marche dans cette ville, sa ville. Quelle attitude adopter quand on ressemble comme un frère à ceux qui…? Le téléphone sonne, ses proches s’inquiètent eux aussi, ils connaissent ses angoisses, ses colères, ce grondement apeuré au fond de lui. Et Amor marche encore, cours, tremble, erre, doute, sous le regard des passants. Est-il réellement observé, traqué ? Il s’inquiète de la suspicion, il se méfie de la méfiance, il a peur de son ombre.
Toute l’oeuvre de Jonas Hassen Khemiri est axée sur la place de l’étranger dans les sociétés occidentales, les identités multiples, la place du langage, de la langue et la complexité nécessaire de ces questions. La juxtaposition de plusieurs niveaux de langage est nettement repérable. On entend les invectives habituelles des gars des tecis : vas-y, envoie, balance. Mais on remarque aussi des réflexions plus soutenues. J'ai noté :
- la haine ne cesse pas par la haine.
- le passé est l'histoire, le futur un mystère, le présent un cadeau.
La création a eu lieu en janvier 2018 à la Comédie de Béthune avec un choeur de 11 amateurs de tous les âges et de toutes les origines. Ce sont 11 autres personnes qui ont rejoint les quatre acteurs sur le plateau d'Avignon pour les scènes du choeur, tels des Amplificateurs de voix, comme les nomme la metteuse en scène Noémie Rosenblatt, et il en sera de même dans chaque ville où le spectacle est programmé, avec notamment toujours une lycéenne et quelqu'un de plus de 70 ans.
Elle tient beaucoup à ce que ces personnes soient à l'image de la mixité de chaque ville où le spectacle se joue. Ils n'ont pas nécessairement une expérience du théâtre.
Pour situer le contexte on peut dire que tout est parti d'une tribune que l'auteur a écrite dans le quotidien suédois Dagens Nyheter après les attentats qui ont secoué Stockholm en 2010. Il est tout de même important de souligner qu'il n'y eu qu'un mort (le poseur de bombe, un citoyen suédois né en Irak et résidant en Angleterre) et deux blessés légers, mais le choc est énorme parce que l'acte n'est pas banal.
Il va de soi que ces évènements font écho dans nos mémoires à des situations beaucoup plus lourdes, vécues en 2015. Jonas Hassen Khemiri a d'ailleurs réécrit le texte à ce moment là pour Libération, avec le même titre, J'appelle mes frères.
L'auteur a dit avoir écrit un spectacle sur la peur et la solitude. Noémie estime qu'on peut assumer la solitude pour être capable d'affronter le réel et s'émanciper de ses carcans pour "sortir de ce dont on a l'air". Ce n'est donc pas du tout une pièce "sur" les attentats mais sur l'acceptation des multiples identités qu'on porte en nous. Elle m'a confié au cours d'un entretien qu'elle a envie de contester le terme de bienveillance que l'on entend si souvent au profit de l'indulgence, à l'instar de Thomas Jolly qui a projeté la phrase il faut être indulgent sur la façade de la cour d'honneur du Palais des v pour Thyeste. Parce que tout le monde peut avoir des failles, Amor également. Il est susceptible, très égocentrique, prononce des avis définitifs qui se nourrissent en quelque sorte de sa solitude. Lui même met les gens dans des cases en les classant dans des tableaux périodiques.
Ce spectacle parle à tous parce que nous avons, nous aussi, une part de suspicion et de gêne en chacun de nous.
Mais à la fin il se passera quelque chose de très beau avec son ami Shavi (Maxime Le Gall) parce que la pièce offre aussi une réflexion sur l'amitié.
A propos du style elle m'explique que Jonas Hassen Khemiri est un romancier et qu'il écrit pour le théâtre de manière à pouvoir imposer en quelque sorte la vitesse de lecture au destinataire de son oeuvre, à condition bien entendu que le metteur en scène ait compris et suive sa rythmique.
Noémie Rosenblatt a été formée au Conservatoire et a été l'assistante d'Eric Lacascade sur Oncle Vania. Elle est aujourd'hui artiste associée à la Comédie de Béthune. Elle a donné à sa compagnie le nom de Rouhault qui est le nom de la rue où sa famille se retrouve encore régulièrement. C'est un détail mais on peut y voir le signe que la question identitaire est universelle. J'appelle mes frères est sa quatrième mise en scène.
On pourrait avoir envie de faire un parallèle avec une autre pièce d'un auteur suédois, Froid de Lars Norén, également joué en Avignon, et qui traite une question semblable avec beaucoup de pessimisme.
Noémie Rosenblatt s'apprête à travailler sur un nouveau projet qui sera une adaptation des romans parisiens de Zola en s'attachant à démonter comment le XIX° siècle peut être un miroir intéressant.
A signaler enfin que La Manufacture a tenu à mettre en avant des spectacles mis en scène par de jeunes femmes et que ce fut une heureuse initiative. Etait aussi programmé le très réussi Cent mètres papillon, mis en scène par Nelly Pulicani.
A La Manufacture-la Patinoire • 2, rue des écoles • 84000 Avignon • Tél : 04 90 85 12 71