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Quelques réprouvés du monde des Lettres

Publié le 25 août 2018 par Savatier

Quelques réprouvés du monde des LettresOn prête à Jean Daniel  l’aphorisme aussi célèbre que consternant : « J’ai toujours préféré avoir tort avec Sartre plutôt que raison avec Aron. » Erigeant peu ou prou la phrase en doctrine, une partie du monde intellectuel se plaît – le phénomène n’est pas nouveau, mais il semble s’amplifier – à ostraciser ceux qui pensent en-dehors du conformisme, ne cèdent pas au moralisme bêlant ni à la bienséance sirupeuse, encore moins à la mauvaise conscience ou, plus généralement, qui s’éloignent d’une doxa arbitrairement établie. L’époque n’est plus aux débats entre écrivains engagés qui nourrissaient la réflexion chez leurs lecteurs, mais à une pensée univoque, formatée et politiquement correcte. Gare à celles et ceux qui viendraient à s’y opposer ! Un livre a récemment été consacré à certains de ces auteurs aux opinions singulières, sous le titre Réprouvés, bannis, infréquentables (Léo Scheer, 275 pages, 20 €). Placé sous la direction d’Angie David, l’ouvrage rassemble 15 textes de plumes très diverses qui brossent le portrait de ces bannis du monde des lettres. Que l’on éprouve de la sympathie pour les uns ou de l’antipathie à l’encontre des autres importe peu, l’exercice est intéressant puisqu’il propose des plaidoiries là où nous étions habitués à ne lire que des réquisitoires.

Sur le banc des accusés, figurent des noms peu connus du grand public, mais familiers de cénacles de lecteurs, comme Cristina Campo, Simon Leys, Dominique de Roux, Jean-Claude Michéa ou Baudouin de Bodinat. D’autres sont beaucoup moins confidentiels : Pierre Boutang, Pier Paolo Pasolini, Guy Debord, Peter Handke, Philippe Muray, Renaud Camus, Richard Millet, Michel Houellebecq, Marc-Edouard Nabe ou Maurice G. Dantec.

Tous ont développé une pensée hétérodoxe ; beaucoup se sont trouvés au centre d’une « affaire » qui se traduisit, au mieux, par un silence médiatique convenu, au pire par un scandale retentissant qui les cloua au pilori, lorsqu’ils ne furent pas in fine convoqués dans les prétoires. Tous se sont, à des degrés divers, opposés à l’air du temps : la poétesse Cristina Campo refusait avec véhémence la réforme de la liturgie décidée par Vatican II, le sinologue Simon Leys dénonça les crimes du Maoïsme et de la Révolution culturelle au moment où les intellectuels français trouvaient toutes les vertus au régime de Pékin,  Renaud Camus et Richard Millet firent l’objet de lynchages nourris, notamment pour leur opposition au multiculturalisme, plusieurs romans de Michel Houellebecq qui mettaient en scène islamisme et djihadisme lui valurent l’étiquette infamante de « réactionnaire » ou d’« islamophobe », etc.

Sans doute manque-t-il quelques noms à cette liste – pensons à Gabriel Matzneff – mais y figure une plume qui se démarque de nombre de ses camarades d’infortune par son humour corrosif et sa très appréciable absence de moraline : Philippe Muray dont il fut plusieurs fois question dans ces colonnes. Dans le texte qu’il lui consacre, Alain Cresciucci, universitaire spécialiste de Céline et biographe d’Antoine Blondin, insiste sur l’importance du rire dans l’œuvre de Muray : « Et il était d’autant plus important de faire rire que le rire était menacé, car il portait atteinte aux bonnes mœurs : « Le rire est devenu un fléau social. » Pas n’importe quel rire, bien sûr, pas celui des marrants subventionnés par le « nouvel ordre humanitaire victimaire », le vrai, celui qui rit « de tout ce qui fait culte, à une époque donnée ; [qui rit] de cette époque et de leur prétention. » » Il est vrai qu’à côté d’écrivains au style irréprochable, mais aux propos passablement sinistres ou aux marottes religieuses (je pense notamment à Richard Millet), le regretté Philippe Muray excellait dans l’art de la satire et nul doute que bien des aspects de notre société contemporaine, apparus ou amplifiés depuis sa disparition, lui auraient inspiré de très savoureuses pages. Chaque livre de Muray se présente comme une arme de dérision massive.

Incidemment, outre l’intérêt de porter à la connaissance du public les œuvres des écrivains présentés et les tracas auxquels une police de la pensée les soumit, Réprouvés, bannis, infréquentables soulève une question qui agite le monde des arts et des lettres depuis la publication de la célèbre préface qu’écrivit Théophile Gautier en tête de son roman Mademoiselle de Maupin : l’autonomisation des œuvres de l’esprit. Un récit, un roman, un témoignage, dès lors qu’exprimés par des écrivains, ne doit-il pas bénéficier d’un statut autonome qui viendrait les soustraire, sans doute au droit commun, à l’évidence à la sacrosainte doxa ? Une pensée se conteste ; elle engendre elle-même ses adversaires légitimes, ses contre-arguments ; ce sont là les conditions d’un riche débat intellectuel dans un cadre démocratique. D’ailleurs, dans un monde qui génère chaque jour un nombre exponentiel d’informations, une pensée nulle ou rejetée par une large majorité a toutes les probabilités de disparaître dans les limbes, tandis que la diabolisation de son auteur tend souvent à produire un effet contreproductif. Dès lors, pourquoi ostraciser les dissidences ou les réduire au silence ? Pourquoi avoir aujourd’hui tant oublié Eris, la déesse de la Discorde, aux vertus si stimulantes ?


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