Je n'ai pas assez lu Franck Venaille qui vient de mourir à 81 ans. Son oeuvre, essentiellement poétique, court sur plus d'un demi-siècle, et un nouveau livre sortira d'ailleurs en octobre: L'enfant rouge (Mercure de France). Il m'est malgré tout arrivé de croiser ses livres, ou d'écrire un article sur une émission de télévision qui lui était consacrée - ses liens avec la Belgique étaient puissants, comme on le rappelle dans les quelques traces écrites qui suivent.
1992, « En toutes lettres » (télévision, RTBF)
La littérature et la télévision ne font pas toujours bon
ménage. Même si on le déplore, il faut aussi dire que c’est, somme toute, normal :
le commentaire autour d’un livre, même s’il est fait par son auteur, est
toujours beaucoup moins important que le livre lui-même. Et ce n’est que dans
le temps de la lecture qu’on peut y découvrir son charme ou ses faiblesses. Pas
dans le temps d’une émission de télévision.
Il ne faut pas renoncer pour autant à parler de livres dans
des émissions, bien au contraire. Si cela peut faire passer d’un plaisir à un
autre, pourquoi pas ? Les journalistes qui continuent, malgré le manque
évident d’enthousiasme de leur hiérarchie, à donner aux écrivains, dans des
magazines télévisés, une place suffisante pour qu’ils ne soient pas obligés de
simplifier leur démarche à l’excès, doivent être salués. Même si les résultats
ne sont pas toujours à la hauteur de leurs ambitions. Quand, en outre, l’émission
est bonne, ce n’est plus encourager, mais applaudir qu’il faut faire.
Marianne Sluszny mérite donc bien qu’on prête attention à
son nouveau « En toutes lettres », consacré à Franck Venaille. Celui-ci
n’est pas une des grandes vedettes de la littérature comme celles qui occupent
souvent les plateaux – et les salons, à moins que ce soit la même chose – parisiens.
Il est cependant un écrivain qui mène depuis longtemps une œuvre exigeante, plus
importante sans doute que bien d’autres dont on parle davantage.
Il a aussi, et cela nous touche, cette particularité de fixer
sa mémoire dans une Belgique à la fois réelle et rêvée. Réels en effet, les
cafés, l’Escaut, le club d’Anderlecht. Rêvées cependant, l’unité nationale
autour de la littérature, la sainteté, quelques autres caractéristiques d’un
songe. Peu importe : ce qui compte chez Franck Venaille, c’est comment il
s’approprie les choses, comment il les fait siennes et les transforme en
littérature.
C’est ainsi qu’il s’était lancé, il y a quelque temps, et
pour écrire un livre, dans un long voyage à pied pour descendre l’Escaut de sa
source à son estuaire, en rendant hommage à Verhaeren au passage et en pensant
à Hugo Claus ou à Louis-Paul Boon. Ce voyage s’est transformé en échec puisque,
pour des raisons physiques, Franck Venaille n’a pu le mener jusqu’à son terme. Mais,
quand il le raconte, il le fait avec une sérénité qui prouve bien qu’il s’en
est nourri quand même…
Voilà un homme à qui on donne l’occasion de parler, et ce qu’il
nous dit, de sa voix tranquille, nous séduit. Son portrait nous le rend proche,
parce qu’il est réalisé sous un angle familier : Venaille parle de nous, il
nous renvoie une image de ce que nous sommes. Cette image est probablement
déformée, mais du moins elle existe.
Cela dit, si Franck Venaille considère la Belgique comme un
territoire privilégié, il ne s’en contente pas. Son livre le plus récent, Le
Sultan d’Istamboul, nous envoie jusqu’au Bosphore, en compagnie de… Venaille
le Magnifique, sultan au milieu du XVe siècle. Blessé, meurtri,
loin de lui-même, puisque séparé de son aventure par le temps qui s’est écoulé
depuis qu’on a attenté à sa vie, il raconte et médite. En lisant ce roman, on a
une surprise : on y retrouve la voix de Franck Venaille, cette voix que la
télévision nous avait donnée ! C’est donc qu’un peu de littérature passe
dans l’émission de Marianne Sluszny. Nous ne pouvions lui faire meilleur
compliment.
1994, La halte belge
Il y a toujours quelque chose de fascinant à voir un écrivain
français prendre des chemins plus familiers aux écrivains belges, comme Franck
Venaille le fait, une fois encore, dans La halte belge, un petit
livre où il rassemble deux textes : « L’Oiseau d’Anderlecht » et
« L’Homme de Brussel-Noord ». Les spécialistes dateront aisément le
premier, puisqu’il y est question de Munaron, Grün, Vercauteren, Scifo et d’un
match contre le Bayern de Munich, auquel assiste l’homme qui passe par là. Il a
cinquante ans, et cherche à Bruxelles quelque chose qui pourrait s’appeler l’apaisement
avec soi-même, jamais nommé comme tel mais quand même très présent, en
filigrane. Où le trouver mieux que dans une ville dont un habitant peut dire :
« Je vis dans une ville qui cherche perpétuellement dans quelle langue
elle va exprimer sa vérité. »
L’homme regarde autour de lui, écoute ce que disent les gens,
et on sent qu’il aime ces lieux, qu’il les fait siens et y retrouve sa mémoire,
puisqu’il y est déjà passé auparavant et qu’il remet ses pas dans les traces de
pas précédents.
Franck Venaille a un regard qui, peut-être, nous en
apprendra long sur l’âme même de Bruxelles. Parce qu’il est un homme qui marche
dans la ville et qu’il s’interdit toute idée préconçue…
2014, La bataille des éperons d’or
L’or a beau ne pas se ternir, il se tache. Celui de la
bataille des Eperons d’or en 1362 est marqué par le sang comme le sont les
images d’une guerre faite une mitraillette à la main. Et l’ombre s’en étend du
stade où joue le KV Kortrijk jusqu’aux tourbes de la Haute-Fagne. Et l’espoir
de retrouver des joies d’enfant est souvent déçu, emporté avec le reste par la
fureur des temps et des vents, quand les mots disent la mort.
2017, Goncourt de la poésie
Franck Venaille, dont l’œuvre poétique abondante se
développe depuis un demi-siècle, reçoit ce prix de consécration. Il avait
publié, en 2014, un recueil très inspiré par les paysages et le passé de la
Belgique, La bataille des éperons d’or (Mercure de France). Le même
éditeur sort son nouveau livre cette semaine : Requiem de guerre, qu’illustre
dans les premières pages une photo de cheval, trouve les mots qui disent la
mort et, malgré tout, la vie : « J’ai décidé de mourir avant de
naître. » Le couple cavalier/cheval de guerre est d’une beauté
tragique qui ne se pousse pas en avant mais s’inscrit, modestement, dans la
succession des jours et des nuits. Celles-ci peuplées de rêves obscurs où les
ombres, parfois, s’illuminent dans un bref éblouissement.
Frank Venaille creuse, dans une langue pure et rude, des
cavernes où les mots se cherchent des familles amicales. Il ne se paie pas d’images
faciles mais revisite des lieux où la mort pue, sous le regard de Villon.