Du 24 août au 17 octobre, la Fondation Clément a inscrit à son programme une exposition d’Edouard Duval-Carrié, Décolonisons le raffinement. Edouard Duval-Carrié, est un peintre et sculpteur haïtien installé depuis des années à Miami aux Etats – Unis. Il place cette nouvelle exposition sous le signe de la métamorphose, à la fois comme principe de conception de l’exposition et comme thématique, même s’il reste fidèle à ses centres d’intérêt premiers, l’histoire d’Haïti et de la Caraïbe. En effet, l’œuvre d’Edouard Duval-Carrié a toujours fortement imprégnée de l’histoire et des traditions culturelles d’Haïti et a toujours accordé une grande place au vaudou et à la mythologie africaine. Pour cette expositions à la Fondation Clément, les anciens travaux sont réévalués, récupérés, rénovés ou reconstruits pour être présentés : « Je reprends également des choses que j’ai faites (peintes) sur toile et j’envisage de les rénover, de les revoir au travers du prisme d’Internet, de les métamorphoser, de jouer avec elles, de changer les couleurs… Je veux leur faire subir toutes sortes d’expériences avec ce nouveau support que j’ai à ma disposition. Et recréer quelque chose, en me rappelant bien sûr du moment où j’ai créé ces choses ». Si le plasticien reconfigure certains éléments de ses créations antérieures comme le bateau par exemple, la métamorphose est aussi le sujet de certaines oeuvres avec les transmutations des héros du Royaume de ce monde et du Soucouyant.
Soucoyant n°3
Technique mixte sur contreplaqué
Mais avant toute chose, comment interpréter ce titre énigmatique ? La première personne du pluriel de l’impératif présent est une invitation, une exhortation à s’impliquer dans un processus de libération. A quoi donc faut – il redonner l’indépendance ? Le titre joue sur le double sens du mot anglais refinement, à la fois raffinement, recherche de délicatesse, de subtilité et raffinage, fabrication d’un sucre pur. Edouard Duval-Carrié donne sa vision de l’époque coloniale, de l’économie de plantation, de la production du sucre, à la fois créateur de richesses à l’origine de la société raffinée des puissances coloniales au XVIII et XIX siècles mais aussi des horreurs qui ont entraîné la révolution haïtienne.
C’est le Sugar boat, suspendu au plafond de la Nef qui attire le regard, avant même que soit descendu l’escalier qui mène à cette vaste salle, haute de plafond. C’est un vaisseau étrange blanc comme le sucre qui emprunte au bateau sa coque, sa quille, ses balanciers mais qui flotte parmi les étoiles.
Sugar boat à la Fondation Clément
photo EDC
Le bateau est un thème récurrent de l’œuvre d’Edouard Duval-Carrié depuis la fin des années 1990. Dans cette exposition, le bateau revêt une nouvelle forme. Les bateaux sont en effet très importants sur le plan métaphorique pour la Caraïbe. Ils emmenaient les esclaves, transportaient les marchandises vers l’Europe, permettaient aux Européens de venir dans la région et de la « découvrir ». Ils transportaient non seulement des personnes et des marchandises, mais également des idées, des mentalités, des cultures entières. Toute l’histoire de la Caraïbe se cache derrière ce « bateau de sucre ».
Sur les cimaises, sont accrochées trois séries d’œuvres en deux dimensions.
Sur un premier pan de mur, des gravures sur plexiglas à dominante bleue. Ce sont des illustrations du roman Le royaume de ce monde d’un auteur cubain Alejo Carpentier. A la suite d’un voyage en Haïti, Carpentier publie son second roman où il raconte le soulèvement des esclaves noirs de Saint-Domingue à la fin du XVIIIe siècle. L’histoire prend place au Cap Français. C’est à travers la vie et les tribulations de l’esclave Ti Noël que les évènements sont décrits avec cependant une grande précision et une grande fidélité historiques. Le Marron Mackandal, Bouckman le Jamaicain, Henri-Christophe et sa famille, ont réellement existé. Les évènements évoqués couvrent une large période, de la vague d’empoisonnements des colons par les esclaves dès 1738, qui a précédé l’exécution de Mackandal le 20 janvier 1758 au suicide d’Henri Christophe le 8 octobre 1820 en passant par la Cérémonie du Bois Caïman le 14 août 1791, la proclamation de la première République noire en 1804, la construction puis le pillage de Sans Souci. L’atmosphère maléfique du vaudou plane sur tout le roman et participe à l’élaboration du concept du réalisme merveilleux que Carpentier définit dans le prologue du roman.
La méramorphose
Série Le royaume de ce monde
gravure sur plexiglas
Dans les dernières pages du roman, une phrase éclaire le titre et explique la vision du monde de Carpentier, sa conception du rôle de l’homme sur terre, un être libre, autonome, responsable, déterminé : « La grandeur de l’homme consiste précisément à vouloir améliorer le monde, à s’imposer des tâches. Dans le royaume des cieux il n’y a pas de grandeur à conquérir, car tout y est hiérarchie établie, existence sans terme, impossibilité de sacrifice, repos, délices. Voilà pourquoi, écrasé par la douleur et les tâches, beau dans sa misère, capable d’amour au milieu des malheurs, l’homme ne peut trouver sa grandeur, sa plus haute mesure que dans le Royaume de ce Monde.
Les gravures illustrent très précisément des passages du roman et questionnent la relation entre la littérature et les arts visuels, plus particulièrement la pratique de l’illustration même si ces œuvres ont été conçues pour une exposition et non pour un livre. : L’image fait-elle écho au texte ou entre-t-elle en dissonance avec lui ? En quoi les images modifient-elles notre réception du texte ? Elles questionnent également la relation entre l’histoire et les arts visuels. Comment s’approprier un évènement et en faire une peinture d’histoire ? Qu’est-ce que faire une « peinture d’histoire » aujourd’hui ? Comment a évolué la représentation d’un évènement historique dans l’art contemporain de la Caraïbe? La mise en perspective d’œuvres de cette exposition et d’autres œuvres contemporaines comme le Cap 110 de Laurent Valère, Out of 72 d’Ebony G. Patterson, la crucifixion de Benjamin Péralte de Philomé Obin fournirait des pistes intéressantes.
Ces gravures nous ramènent au thème de la métamorphose puisque Mackendal comme Ti Noël, héros du roman ont le pouvoir de se transformer tout comme le soucouyant, ce personnage métamorphe de folklore caribéen. Et l’on en arrive à une autre problématique plastique : Est – il possible de traduire complètement la métamorphose au moyen du dessin ou de la peinture? Y a t-il des médiums contemporains plus adaptés ? Mi-homme, mi-animal, les soucouyants sont dans une dynamique de métamorphose. Représentés de face ou de profil, positionnés bien au centre de l’œuvre, ils se détachent nettement du fond. Leur chevelure est végétale. L’un d’entre eux est doté d’une tête de chien. Sa bouche entrouverte laisse entrevoir une langue de couleur sombre, une dentition dont quatre crocs bien apparents. Sa chevelure se transforme en feuillages de couleur verte. Trois anthuriums blancs au niveau du front jaillissent de cette végétation, où pointent également deux cornes de couleur violette. D’autres cornes sont visibles non loin des yeux, représentées par des fleurs stylisées. Duval- Carrié les imagine comme des hommes hybrides dépourvus de chair humaine. L’absence de chair révèle la présence de microbes.
Les problématiques du cadre, du recyclage, des matériaux, résine et gravure sur plexiglas participent à la densité et à la richesse de cette exposition, pleine de surprises. En apparence, légère, translucide, lumineuse mais emplie d’évocations graves parfois cruelles.
Memory Window n°9
Technique mixte 2017
Ainsi les Memory Windows, en apparence, tout en suave séduction, ludiques et lumineuses, gaiement colorées et pailletées révèlent des images historiques de persécutions des esclaves. Les Memory windows empruntent leur structure au kaléïdoscope, mais un kaléidoscope qui serait figé dans la résine. Chaque partie de la composition est faite séparément puis insérée dans une seule et même oeuvre. Au nombre de huit, les Memory windows sont composées d’une partie centrale octogonale, entourée de manière symétrique par huit autres compartiments. Toutes sont recomposées sous forme d’assemblage. Elles sont rétro-éclairées. Les images et figures de chaque composition sont tirées de différentes sources. Certaines sont des images récurrentes dans l’œuvre de Duval-Carrié, d’autres sont des images historiques réalisées par des explorateurs coloniaux de la région et d’autres ont été glanées sur Internet. De minuscules jouets en plastique sont également prisonniers de la résine. Ce mode de recyclage de minuscules jouets en plastique affiche son originalité au regard d’autres démarches de recyclage de ces jouets manufacturés comme celle d’Ernest Breleur dans les Paysages célestes, Hew Locke dans The Kingdom of the blind ou Eldorado par exemple, Pepon Osorio dans la Bicicleta ou The twins, Ebony G. Patterson dans ses installations.
La matière translucide et les inclusions en plusieurs strates confèrent une impression de profondeur aux œuvres. « En récupérant ces déchets, en les réarrangeant et en les recomposant, d’une certaine manière, il est possible de recréer toute une vision ou une esthétique ce qui est, probablement, véritablement précieux. Il y a une certaine préciosité dans ces objets, qui deviennent alors des sortes de bijoux.
Memory window
Technique mixte 2017
J’aime l’idée qu’ils soient encastrés dans de la résine. Vous pouvez les regarder sous n’importe quel angle, mais le plus important c’est que ces déchets se retrouvent ici, dans la culture contemporaine, récupérés et présentés de manière raffinée, enrobés dans de la résine. J’ai toujours adoré l’idée que les plus anciennes choses ayant vécu sur cette Terre se retrouvent capturées dans de l’ambre, dans de la résine. Cela nous permet de savoir comment elles étaient véritablement. J’utilise la résine comme si c’était de l’ambre. Vous avez des petits animaux préhistoriques qui sont, vous voyez, comme coincés dans ces choses. Vous pouvez sortir avec eux, vous pouvez faire toutes sortes de choses. Moi par exemple, je suis en train d’assembler des idées, des images, des objets et de les superposer pour que l’idée soit là. L’histoire doit être un processus de stratification et de sédimentation. » explique Edouard Duval – Carrié.
C’est une belle illustration de la préciosité et du baroque dans l’œuvre de Duval – Carrié à laquelle participe aussi la décoration des cadres. Tantôt ornés de volutes argentées apposées au pochoir, tantôt vivement colorés, tantôt en relief car agrémentés de résine colorée, ils sont multiformes et surprenants.
La surcharge décorative, l’exagération et l’exubérance, les contrastes, l’alliance des contraires, séduction des formes et dureté des sujets, font de cette exposition baroque, une exposition parfois déconcertante mais à la fois séduisante et profonde.
DOMINIQUE BREBION