Kate Lindsey (Nerone), Sonya Yoncheva (Poppea)
© Salzburger Festspiele / Maarten Vanden Abeele
Markus Hinterhaüser,le directeur artistique du Festival de Salzbourg, a eu la bonne intuition de proposer la mise en scène de l'Incoronazione di Poppea à Jan Lauwers, un artiste belge polyvalent connu pour son oeuvre plastique considérable et pour ses productions théâtrales et chorégraphiques novatrices. Jan Lauwers ne pouvait travailler seul, il avait besoin de compagnie et s'est ces dernières années adjoint une troupe de performers, la Needcompany, un groupe de comédiens-danseurs dont les recherches interrogent constamment le théâtre et son sens, qui proposent des formes d'expression théâtrale très concrètes, très physiques et qui semblent repousser les limites des possibilités corporelles. Jan Lauwers, qui avait au départ étudié la peinture, exploite à foison les ressources visuelles en les démultipliant, notamment au moyen de vidéos tournées sur scène et aussitôt projetées. On est sursaturés d'images qui ne sont pas toutes décodables tant elles sont nombreuses, et parce qu'elles testent les connaissances picturales du public. C'est notamment le cas dans la restitution scénique de scènes de tableaux de grands artistes du 17ème siècle qui en supposent une connaissance approfondie.
Jan Lauwers n'avait avant cette Incoronazione di Poppea aucune pratique de la mise en scène d'opéra, et, s'il accepta de le monter, c'est qu'il s'est trouvé de nombreuses affinités avec la manière dont Monteverdi concevait sa musique, et précisément dans la grande liberté individuelle que laissait le compositeur aux interprètes de son oeuvre. Sur ce point, la connivence avec le chef d'orchestre William Christie a été immédiate: Christie, une fois les préparatifs de la musique installés, ne dirige pas l'opéra mais, assis au clavecin, fait partie de son ensemble. Il laisse aussi une grande autonomie aux chanteurs auxquels il n'assigne pas de place précise sur la scène mais qu'il incite à explorer leurs rôles et à prendre leurs propres décisions. De même pour Lauwers: faire du théâtre ne signifie pas le diriger, mais plutôt donner à chacun des acteurs, performers ou chanteurs la possibilité de développer une vision propre, ce qui introduit un dynamisme et une souplesse d'interactions égalitaires qui finit pas produire un oeuvre de théâtre total. Le rôle du metteur en scène est alors davantage celui de la création d'une vision d'ensemble, d'une coordination rythmique et d'une structuration du temps. Et le résultat est extraordinaire, un éblouissement baroque qui libère le langage des corps et donne aux chanteurs et aux danseurs tout le loisir d'une expression authentique et originale de leurs personnages.
Dominique Visse (Arnalta), Kate Lindsey (Nerone), Sonya Yoncheva (Poppea) © Salzburger Festspiele / Maarten Vanden Abeele
Les éléments du décors sont des plus réduits et c'est surtout le plateau que foulent les danseurs et les chanteurs qui retient l'attention. D'abord par sa découpe, ensuite par ce qu'il représente. Les 16 musiciens sont partagés en deux groupes égaux qui se font face, placés dans deux fosses d'orchestre creusées à même l'avant-scène, séparés par une allée centrale et entièrement entourées d'un promenoir qu'emprunteront souvent les chanteurs qui privilégient, on le comprend, l'avant-plan et le chant frontal Les musiciens aux pieds nus arborent ici et là des couvre-chefs portés par les interprètes de la scène, le dynamisme visuel et réactif et la complicité entre l'orchestre et la scène est constant. Le plateau représente un amoncellement de corps enchevêtrés , de femmes nues et d'amours qui seront constamment piétinés, un holocauste en deux dimensions que viendront alimenter tout au long de l'opéra les corps massacrés sur scène qu'au final un danseur viendra peinturlurer d'un liquide rouge qu'il semble extraire d'une bouteille de ketchup. Comme pour les vidéos où l'on voit le cameraman en train de filmer, Lauwers montre le procédé plutôt que de le cacher, il met en évidence les moyens de la mise en scène.
Dès le prologue, on se rend compte que les chanteurs sont doublés par des danseurs qui utilisent l'expression corporelle et la danse pour rendre le texte palpable et visible. Ainsi les allégories de la Vertu (Ana Quintans) et du Destin (la Fortuna de Tamara Banjesevic) et le dieu Amour (Lea Dessandre) sont-ils accompagnés d'éclopés moribonds se soutenant par des béquilles fort baroques que les chanteuses finissent par soutenir. Serait-ce d'emblée une manière de souligner l'indigence et l'extrême faiblesse des sentiments et des vertus des humains? En dehors du doublage des protagonistes, les danseurs occupent le fond de scène et y figurent constamment le déchaînement sordide des passions humaines, "l'une emportant son masque et l'autre son couteau". Ce sont des jeux incessants de soumission et de domination, de sexe, de stupre et de luxure, d'agression et violence: les humains, sous l'emprise de leurs passions, se manipulent les uns les autres jusqu'à se broyer. De temps à autre, un énorme lustre à l'abondance décadente orné de mille cristaux et de multiples glands descend des cintres et vient donner des éclairages d'atmosphère aux scènes sordides de l'action. La scène est constamment occupée par des explosions d'images qui illustrent le propos du chant et de la déclamation, mais sans jamais le gêner, tout au contraire, car les chanteurs, libérés du souci d'exprimer leurs affects puisque les chanteurs s'en chargent, ont tout loisir de se concentrer sur leur métier avec des qualités d'articulation, de projection de la voix et de de prononciation incomparables. A tout moment on entend le texte italien émis avec la plus grande clarté et , si l'on sait l'italien, on peut sans problème se passer des sous-titres. William Christie et Jan Lauwers y auront insisté: le texte de cet opéra doit être à chaque moment parfaitement compréhensible. L'admirable livret de Giovanni Francesco Busenello doit être transmis à l'iota près, il faut que les horreurs de la prétendue humanité, que les vices et les faiblesses qui sont la caractéristique de la plupart des personnages, - Sénèque peut-être excepté -, soient clairement énoncées.
Le vieux pêcheur
dit le Sénèque mourant (Musée du Louvre)
Danseur du personnage de Sénèque,
© Salzburger Festspiele /
Maarten Vanden Abeele (détail)
Le personnage de Sénèque justement, interprété avec une grande justesse et une puissance déclamative inouïe par Renato Dolcini, illustre bien le propos de la mise en scène: il est enveloppé d' un ample manteau gris à la structure complexe faite de plissages en aspérités et se voit accompagné d'un double nu et fripé, vêtu d'un seul pagne christique, tanné par l'âge et le soleil, dont la figure et les attitudes rappellent à s'y méprendre la statue du Sénèque mourant (Vieux pêcheur, dit le Sénèque mourant) du Louvre ou la toile de Rubens conservée à l'Alte Pinakothek de Munich, un Sénèque que Rubens a saisi en train de se suicider sur ordre de Néron, les pieds dans une bassine, le sang s'écoulant de son bras aux veines ouvertes, et que Jan Lauwers, a reproduit ici avec un art du tableau saisissant.
La mise en scène nous prend à la gorge en s'appliquant à souligner l'actualité de l'opéra de Monteverdi et de son livret. Le spectacle qu'offre le monde des puissants d'aujourd'hui ressemble à s'y méprendre à celui des folies et des turpitudes de Néron et de Poppée. Leurs méfaits innommables, l'aveuglement de Drusilla, sa crédulité de femme désespérée, les tergiversations et les faiblesses d'Ottone font la une de nos quotidiens, et certains éprouvent le dégoût de Sénèque au point de considérer la mort comme une délivrance. Dans le fond de la scène la poupée obèse d'un personnage porte un masque au visage bouffi et aux cheveux jaunes, à qui manque seulement un portable duquel il puisse envoyer des tweets quotidiens.
Au centre de la scène se trouve un petit podium circulaire sur lequel des danseurs se succèdent pour y tourner sur eux-mêmes jusqu'à l'épuisement, comme des derviches tourneurs mais sans leur recherche de l'illumination. La symbolique de l'image peut-être multiple et, comme toute image, est laissée à l'appréciation subjective du spectateur; on ne peut que suggérer des pistes d'interprétation: éternel recommencement d'un monde qui tourne sur soi-même, roue de la Fortune, drogue de l'étourdissement pour oublier ce monde insupportable,... Le dernier danseur se verra lui aussi aspergé du liquide sanglant et ne sera plus remplacé.
L'antidote à ce monde dans lequel "la sottise, l'erreur, le péché, la lésine occupent les esprits et travaillent les corps", où "le viol, le poison, le poignard, l'incendie, brodent de leurs plaisants dessins le canevas banal de pitoyables destins", l'antidote réside dans la musique. Rarement une musique aussi céleste a-t-elle servi de support antinomique à l'expression de telles immondices et à une telle amoralité des figures. La beauté lyrique du duo final entre Poppée et Néron, chantant le bonheur du triomphe de l'amour, ne peut faire oublier le charnier qui constitue le sol qui les porte. Et c'est tout l'art de Willliam Christie et des Arts florissants de restituer les registres émotionnels vibrants d'humanité de Monteverdi, son art complexe des formes, sa maestria dans la polyphonie. Leur interprétation magnifique constitue le meilleur antidote à l'épouvantable barbarie du monde représenté.
La distribution est à l'aune de cette belle production avec dans le rôle-titre une Sonya Yoncheva impériale avant même d'avoir été couronnée qui déploie avec une merveilleuse agilité vocale la palette des émotions de Poppea, de la sensualité érotique à la démesure de l'ambition ou à la folie meurtrière,et qui parvient à donner un visage humain au monstrueux personnage qu'elle incarne. Kate Lindsey fait ici des débuts très réussis dans le rôle de Néron, qui est de plus son premier rôle monteverdien. La mezzo-soprano américaine rend avec de belles nuances la complexité des différentes couleurs du rôle, des envolées lyriques de la passion amoureuse aux folies les plus sombres et les plus abjectes. Dans le duo final, les deux chanteuses rendent avec brio l'ambiguïté des ardeurs de la passion couronnée ternies par les ténèbres moroses du mal.
Stéphanie d'Oustrac donne à son Ottavia toute la noblesse hautaine de l'impératrice sur le point d'être répudiée, tout en sachant souligner la féminité de l'épouse blessée de sa voix chaleureuse et bien placée, magnifiquement projetée. Les deux rôles les plus drôles, ceux d'Arnalta et de la nourrice, sont superbement interprétés par Dominique Visse et Marcel Beekman. Carlo Vistoli apporte son contre-ténor glorieux au personnage d'Ottone, tout en sachant pratiquer les demi-teintes pour rendre compte des hésitations amoureuses et les couardises de son personnage. Ana Quintans donne une Drusilla émouvante, et navrante de bêtise dans sa naïveté amoureuse. Enfin Lea Dessandre donne un Amore resplendissant et victorieux. William Christie et les Arts florissants et tous ces extraordinaires chanteurs ont su rendre l'oeuvre de Monteverdi avec une authenticité captivante dans une mise en scène qui en a rendu de façon poignante toute l'actualité.